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VINCENT VOILLAT
Artiste plasticien
Nous nous sommes retrouvés dans l’appartement qu’il partage avec Emile Degorce-Dumas. Nous avons discuté de notre rapport aux monde minéral, du croisement entre le récit humain et celui des pierres, d’animisme et d’émerveillements… Entre autres.










Lia : Dans ton travail, tu n’hésites pas à mettre en dialogue des entités rocheuses, je pense notamment à la pièce que tu m’avais offerte, constituée de deux pierres, l’une originaire du Portugal, l’autre de la Suisse. Cet assemblage, comme tous tes assemblages, résonne forcément avec le titre de ton livre "C'est peut-être un peu plus qu'une histoire (d’amour)".
Vincent : Pour moi ce sont des formes qui sont comme autant de portraits voir les supports d’auto-fictions. Dans le livre, le texte « Anticlinal» en est un exemple, il se situe entre un récit personnel et un récit minéral, il y a toujours une sorte de synchronisation qui opère. Concernant ta pièce, on avait discuté de tes origines, et pour moi ça faisait sens de jouer avec les rapports de tes origines et la provenance des pierres. Le récit minéral et le récit humain sont encore ici connectés. Il s’agit véritablement d’imaginer un destin commun entre nous et les pierres, peu importe l’échelle de ces histoires.
Lia : Une sorte de métaphore de tout ce que l’on a pu intégrer de par nos origines ?
Vincent : J’aime travailler en ce moment sur l’idée de la genèse, disons d’un point de départ, j’essaye de trouver un premier espace de cohabitation. Ma dernière exposition, Par dessus l'épaule, en fait état comme postulat de base. Eric Mouchet dans son introduction à ma première monographie cite une esquisse d’un tableau de Rubens. Il représente le mythe de Deucalion et Pyrrha : En raison de la méchanceté des humains, Zeus a décidé de les détruire par un déluge. Lorsque les pluies ont commencé à tomber et que le monde entier a été inondé, bienveillants, Deucalion et sa femme Pyrrha ont été sauvés en se réfugiant sur le mont Parnasse sur les conseils de Zeus. Ils ont pu alors s'abriter de la montée des eaux. Seuls survivants du désastre, ils se sentent très vite seuls et consultent l'oracle, qui leur dit de laisser derrière eux les os de leur grand-mère, Gaïa, déesse de la terre et mère des titans. Alors Deucalion et Pyrrha commencèrent à ramasser les "os de la terre ", c'est-à-dire les pierres, et les jetèrent, derrière eux, par-dessus leur épaule. Chaque fois que Deucalion lançait une pierre, elle se transformait en homme, et celles de Pyrrha en femme. C'est ainsi que le monde se serait reconstruit. Selon ce mythe, les pierres seraient la source de la vitalité, de nos existences, je ne suis pas loin d’y croire. Et ce récit mythologique s’accorde avec nos connaissances scientifiques. On est en train de découvrir ce qui aurait produit l’ADN, donc cet enchaînement de molécules complexes, notre genèse serait d’origine minérale : une combinatoire de pierre, d’eau et sans doute un autre élément énergétique qui aurait pu être un éclair. Et c’est cette combinatoire qui aurait produit ces molécules complexes à l’origine de l’ADN, c'est-à-dire des molécules qui ont cette capacité à se répliquer, avec un petit facteur d’erreur, à la base du principe du vivant. Donc il y a un bien une histoire commune qui nous lie. De même, pour reprendre un élément du mythe, notre squelette, qui nous a permis de nous mouvoir, est encore l’endroit d’une rencontre avec le lithique. Nos os sont des éléments carbonés qui se sont combinés avec notre organisme, sans cela nous n’aurions pas pu nous déployer dans nos actions, devenir nomades et nos manières d’être sans ce rapport intrinsèque au monde minéral aurait été drastiquement différent.
Lia : Fascinant.
Vincent: Encore un autre exemple, ce qui permet de réguler notre équilibre et notre orientation, c’est l’oreille interne, plus précisément les cristaux qui y sont présents. Encore un autre : la communication entre les synapses et les neurones, sans minéraux, ne pourrait fonctionner. Il faut donc imaginer que la plupart de nos fonctions vitales, telle qu’on les connaît structurellement, n'existeraient pas sans cette cohabitation. Les exemples sont encore bien nombreux et je pense que c’est bien plus vaste encore que ce qu’on imagine ! Un des enjeux de mon travail est de reconsidérer, humblement, notre rapport au minéral, comme Bruno Latour et Vinciane Despret l’ont fait avant moi avec le non-humain vivant, ouvrant la voie à penser que l’homme n’est plus et ne doit plus se considérer au centre de tout. Nous continuons à vivre avec une partie de l’héritage de la science du 18e siècle qui a catégorisé les éléments, subdivisé pour essayer de mieux définir le monde, ce mode de pensé a été nécessaire, un moment pour faire avancer nos objets scientifiques et les connaissances mais il a atteint ces limites. Depuis, l'humain est devenu un monde à part entière, lui-même séparé du monde animal, lui -même séparé du monde végétal, lui-même séparé du monde minéral. Aujourd’hui encore la question du « non-vivant » et précisément sur la question du minéral, on est encore dans cette situation où l’on considère qu’il serait qu’une chose inerte, un élément dont on se sert pour les technologies comme les puces d’ordinateurs (silicium, métaux rares) relégué indéfiniment au champ du matériaux, de la ressource. Selon moi, notre lien est bien plus profond, bien plus complexe et poreux que l’on voudrait le croire. Et tout l’enjeu de mon travail est donc de croiser le récit humain et celui des pierres, en partie de façon spéculative sans forcément d’assise scientifique à proprement parler - pour essayer de voir comment on pourrait négocier un chemin pour redéfinir notre cohabitation avec le minéral.
Lia : C’est une réflexion presque métaphysique !
Vincent : Sans aucun doute, car j’ai conscience que nous cohabitons avec, dedans, dehors. Ce que je veux dire c’est que le lithique est omniprésent, y compris à l’intérieur de nous même, à la fois physiologiquement , intellectuellement et culturellement. Je ne me sens pas particulièrement investi d’un sentiment mystique (rires) mais j’ai l’intuition que l’on pourrait trouver des modes de médiations encore plus puissant qui aideraient à mieux saisir ce qui est en présence. Pour moi la pierre n’est pas qu’une matière inerte bien au contraire c’est très vivant autant que nous, et les pierres subsistent bien après nous. C’est bien plus ample qu’un ensemble d'outils fonctionnels. Là, j’ai vraiment ultra-synthétisé, mais pour te donner un exemple que nos rapport n'ont pas toujours été de cette nature je vais te parler d’un des premiers gestes de représentations de l’homme, dans les grottes, c’était un truc de dingue, ça m’a toujours fasciné ! Tu vois ces marques de mains ? Les premiers hommes qui mettaient dans leurs bouches des pigments, on est encore dans le monde minéral, ils déposaient leurs mains sur les parois et projetaient le pigment sur leurs mains par la bouche. C’est comme si une partie de leur corps réintégrait la masse rocheuse juste un instant. Une communion momentanée.
Lia : Le souffle de création, littéralement. Je n’avais jamais prit conscience à quel point ces premières traces étaient annonciatrices de la création au sens pur invoquant les sens.
Vincent: C’est complètement dingue quand on y pense. Comme un geste ritualisé, à mon sens, d’être dans la matière, être pierre. Ce premier geste de représentation humaine est vraiment fort. La pierre est aussi à l’origine des outils, des gestes et supports d'écriture.
Lia : De la flamme aussi ! C’est fou quand on y pense.
Vincent: Bien sûr, pour moi, le minéral est une force émancipatrice dès le départ, et dépasse l’enjeu symbolique.
Lia : Que penses-tu des forces telluriques, vibratoires que peuvent émaner certains minéraux et qui nous attirent comme des aimants ? Serait-ce lié au fait que nous en soyons aussi constitués en partie ?
Vincent : Je pense que certaines personnes ont cette sensibilité qui permet de produire des formes de dialogues. C’est à la fois culturel et sensible. Ce qui me trouble un peu plus, c’est le retour massif de la lithothérapie et des croyances périphériques qui l'accompagnent. Je n’ai rien contre, même si scientifiquement c’est très discutable, j’ai pour ma part l’intuition qu’il peut y avoir quelque chose qui opère au contact de ces minéraux, mais beaucoup de charlatans ce sont saisis de cet engouement pour en produire un outil puissant de contrôle.
Lia : J’ai toujours une pierre sur moi, et selon mes humeurs ou mes besoins, j’en choisirai une spécifique qui m’accompagne. Ça me rassure d’une certaine manière, les toucher m’apaise presque autant qu’un anxiolytique ! (Rires)
Vincent: Ce sont des compagnons. Dans ma dernière exposition, il y a cette série avec les mains qui se présentent un peu comme des rébus, que j’ai nommé les émissaires. Et d’ailleurs, pour moi, les pierres sont des émissaires. Je partage à cet égard le point de vue que Emanuele Coccia a rédigé dans le texte dans ma biographie ou il nous invite à commencer à mesurer l’intensité avec laquelle les pierres –- en tant qu’émissaires de toutes les autres espèces –- nous façonnent.
Lia : Dans ton livre, tu évoques le regard innocent ou plutôt insouciant de l’enfant que tu as été, de ta façon d’être au monde au sein d’un environnement rocheux.
Vincent: Clairement, dans mes récits, je ne m’en cache pas, je parle de la liberté que j’avais à explorer ce monde naturel avec une approche clairement animiste. Je communiquais avec les arbres, les cailloux étaient mes amis. Il n’y avait aucune rupture à cet endroit là. Si maintenant, à 45 ans je balance « les cailloux sont mes amis » ça passe mal, même si ça reste acceptable parce que je suis artiste et que mes amis me connaissent. (Rires)
Lia : En travaillant avec et autour de la pierre, arrives-tu à ressentir des émotions similaires à celles vécues durant ton enfance ?
Vincent: Oui, elles sont des catalyseurs sensibles spécifiquement quand je fais mes collectes, elles me permettent de me reconnecter à ce types d’expériences. Une tentative de retrouver ce regard frais, revivre ces premiers dialogues qui se sont produit il y à quelque temps et qui étaient d’une beauté fulgurante. Tu vois tout, tu perçois tout, tout est merveilleux.
Lia : C’est intéressant, lorsque l’on est enfant, l’approche est intuitive, et lorsque nous devenons adulte et que l’on tente de retrouver certaines émotions liées à l’insouciance enfantine, l’approche devient souvent intentionnelle. Peut-on basculer entre intention et intuition ? Arrive-t-on vraiment à retrouver l’émerveillement ?
Vincent: En tant qu’artiste, je l’espère. Pour ma part ça passe par l’observation, malgré les grilles de lecture que nos expériences passées produisent, l’intuition perdure. L’artiste, je crois, tentera toujours de retrouver cet émerveillement et c’est précisément par ce regard que l’artiste va donner à voir. L’artiste offre la possibilité de montrer le pas de côté en proposant aux autres de le faire. On déconstruit des formes autoritaires pour glisser vers le sensible et la poésie pour montrer à quel point l’existence est multiple, complexe et généreuse.
Lia : Je te rejoins dans l’idée que l’art donne à voir, sans autoritarisme, un certain angle de ce qui n’est pas forcément tangible. Peut-être pour inviter à retrouver une forme intuitive ou juste d’autres pistes de réflexions. Dans les deux cas, des manières de sortir de certains schémas de pensée. Dans ma démarche, la face cachée, à l’espace entre, ce qui est dissimulé, ce que l’on devine tient une place primordiale bien qu’indéfinissable. Et quand tu m’as offert ces deux pierres liées à mes origines, j’ai été sensiblement touchée, non seulement par la démarche, mais également par la forme mobile de la composition, des faces cachées qui permettent l’assemblage, l’équilibre de deux pièces distinctes qui finissent par créer une nouvelle forme.
Vincent: C’était encore une fois guidé par une forme d’intuition, une composition de deux objets liés à tes origines, symboliquement, je les ai voulu mobiles pour que tu puisses les manipuler. Elles ne seront jamais figées. Ce rapprochement force une forme de destinée qui interagit conceptuellement avec le réel.
Lia : Les choses avancent et parfois nous échappent.
Vincent: Le minéral, malgré les apparences, est en mouvement permanent, en prendre conscience permet de voir le monde autrement, de prendre du recul. Rien n’est figé malgré nos différentes temporalités. Chaque année, on découvre de nouveaux minéraux, qui se constituent par l’interaction que nous engageons avec notre environnement… l’histoire de notre cohabitation avec les pierres continue de s’écrire, et ne sera peut être jamais terminée, c’est là que ça devient fascinant…
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