conversation

conversation

ALICE GUITTARD

Artiste plasticienne

Nous nous sommes retrouvées chez elle, où nous avons parlé de sa manière de travailler le marbre, de météorites, de rêves et des hasards qui nous poussent à explorer des voies insoupçonnées. Entre autres.

Alice : Je viens de m'acheter un Ipad pour pouvoir me faciliter la tâche au niveau de la réalisation des formes vectorielles que je découpe ensuite au jet d'eau.

Lia : Au jet d'eau ?

Alice : C'est un jet d'eau à 4000 bars de pression, moitié eau, moitié sable qui tombe à la verticale et qui est capable de découper jusqu'à 20 cm de Tungsten. L'eau, c'est ce qu'il y a de plus puissant au monde.

Lia : Impressionnant ! D'où les tsunamis qui peuvent tout raser sur leurs passages ?

Alice : C'est marrant que tu parles de ça parce que, cette nuit, j'ai rêvé d'une météorite qui percutait la terre. On ne mourrait pas tout de suite mais nos corps se recouvraient petit à petit de plaies ouvertes et - dans le rêve - avec Thomas et son meilleur pote Buvette, on tentait de se suicider au Xanax.

Lia : Ça pourrait presque être un roman SF de Virginie Despente !

Alice : C'était complètement fou comme rêve ! Je rêve beaucoup, j’aime bien l’idée qu’un rêve va teinter la journée qui suit. Je faisais souvent des rêves catastrophes, de fin du monde, tsunami, incendie. Ça vient sans doute du fait que j’ai grandi dans une zone sismique entre mer et montagne, entourée de doubles forces de la nature. Ça a sans doute marqué mon inconscient. Une fois, j’ai rêvé que j’étais dans un petit train de montagne à flanc de falaise et le train tombait, je me suis vue tomber. J’ai fait "  + Z " ! L’action s’est annulée, j’avais réussi à prendre le contrôle du rêve !

Lia : C’est fou ! (rires) Et ton dernier rêve a-t-il un lien avec le projet sur lequel tu travailles en ce moment ?

Alice : En ce moment, je suis entrain de travailler sur un projet à Ivry-sur-Seine - j'ai remporté un appel à projet dans le cadre d’"un immeuble, une œuvre ». Il s'agit de l'intégration de 26 marqueteries qui retrace 26 années du journal "Le Monde". Donc, en gros, je pars de 1989 à 2015 et chaque année, il y a eu un évènement marquant. Par exemple, le mur de Berlin, la libération de Nelson Mandela ou la mort de Bashung en passant par l'éclipse de 1999, la dernière éclipse du siècle et du millénaire. J'ai réalisé un prototype de l'éclipse et je pense que c'est ce qui a provoqué le rêve avec la météorite.

Lia : À propos des évènements marquants, c'est toi qui a décidé de la trame chronologique ? Ou tu as suivi le fil des gros titres ?

Alice : C'est une liste non exhaustive. En fait, j'ai toujours fait des listes avec les événements marquants de ma vie, c'est une manière de tracer ma propre chronologie existentielle. Pour ce projet, je n'ai pas évoqué des événements personnels, je n'allais pas parler de la perte de ma virginité, j’ai préféré souligner le bug de l’an 2000 ! (rires)

Lia : Sophie Calle l'aurait sans doute fait ! (rires) Donc, ton projet s'articule plutôt autour de l'actualité ?

Alice : Voilà, il y aura 26 marqueteries qui représentent des mains qui ouvrent un journal à la fois de façon figurative et à la fois abstraite où les événements surgissent sur les pages. Ces pièces en marbre sont pérennes. On voit de moins en moins de personnes ouvrir un journal. J'avais envie de mettre en avant le geste des mains. Dans 50 ans, on sera peut-être amené à se demander ce qu'est cet objet vu que le papier est amené à disparaître.

Lia : Oui, c'est assez terrible de se dire que le papier est voué à disparaître... On traverse une crise dont on ne mesure pas encore les conséquences.

Alice : La crise touche toutes les matières premières...

Lia : Avec Audrey Guimard qui travaille essentiellement la pierre, on évoquait l'idée de la fossilisation des matières, ce qui restera de certaines œuvres. C'est assez troublant de travailler le papier sans savoir s'il pourra être conservé. Et dans un sens, même la numérisation des données ne garantit pas un archivage sans faille. Je pars toujours du postulat que le cloud peut exploser.

Alice : C'est une des raisons pour laquelle je travaille le marbre. C'est un matériau qui était là avant nous et qui sera là après nous. C'est la base de tout.

Lia : Comment passes-tu de l'image que tu as en tête à la découpe des formes dans le marbre ?

Alice : Je passe par un logiciel qui me permet de vectoriser les images. Quand j'arrive, je positionne ma plaque de marbre sur ce qu'on appelle "La piscine" , c'est un grand bac d'eau. Au moment de la découpe, il y a toujours le danger que le marbre explose. Le marbre est une matière cassante, on ne sait pas ce qu'a vécu la pierre. Mais une fois que la pièce est réalisée, il n'y aura que l'humain qui sera en mesure de la casser.

Lia : Tes dernières pièces en marbre se présentent comme des emboîtements, une forme de puzzle.

Alice : Oui, ce sont des pièces découpées dans diverses pierres que j'assemble comme un puzzle. C'est la partie la plus ludique avant le collage qui est la partie la moins drôle. C'est un travail de chimiste avec des pigments qui demande beaucoup de concentration, la colle époxy prend en 15min.

Lia : Tu ne peux pas te louper ! Ça demande une sacrée minutie.

Alice : C'est comme lorsque je travaillais en labo photo quand je développais les photographies sur le marbre, il y a 3, 4 ans. Je travaillais dans le noir total avec des chimies, des seringues, je répétais les gestes avant d'éteindre la lumière pour ne pas oublier le processus. C'est un peu pareil au moment de l'assemblage des pièces de marbre, je répète le processus avant de coller.

Lia : Il n'y a pas de retour en arrière possible.

Alice : C'est un peu comme une méditation, j'ai besoin d'être seule, de tranquillité, de calme.

Lia : D'ailleurs, au-delà de la matière, tu écris aussi ?

Alice : Oui, l'écriture, c'est toujours le point de départ de mon travail. En 2009, j'étais en 2e année à la Villa Arson et j'avais découvert un auteur Roumain, Ghérasim Luca, un poète qui s'était jeté nu dans la Seine en plein hiver à l'âge de 80 ans en 1994.

Lia : Il en est mort ?

Alice : Oui, après diverses tentatives de suicides qu'il avait retranscrites dans son livre "la mort morte". J'ai découvert son travail avec le livre "Héros limite" dix ans après sa mort, en 2004. Je lis ensuite tous ces autres livres et je me penche sur "Sept slogans ontophoniques" qu'il avait écrit au moment où les slogans ont commencé à s'inscrire dans l'espace public dans les années 60. À ce moment-là, je décide de faire une collaboration post-mortem et de réécrire son livre en synonymes allitératifs, donc en respectant les règles d'assonance qu'il s'était fixé. À chaque fois que je travaille sur un projet, je l'accompagne toujours d'un livre, pour garder une trace. Les objets sont amenés à partir dans des collections publiques ou particulières, et moi, il me reste le livre. Le livre n'a pas forcément un lien direct, on ne voit pas forcément les œuvres représentées, mais ça fait lien avec le projet.

Lia : Une forme de retranscription d'un système qui peut ensuite donner forme à une autre matérialité. Le processus créatif en quelque sorte. Quand tu évoques ton travail autour de l'œuvre de Ghérasim Luca, ça me fait penser à un exercice oulipien.

Alice : Quand j'étais étudiante, j’ai beaucoup regardé le mouvement Oulipien.

Lia : Dans ta façon d'aborder la matière, tout comme le texte, on a l'impression que tu as besoin de dépasser la forme comme pour relever des défis.

Alice : Je ne m’arrête jamais à un problème, j’essaye de le contourner. Une façon de me libérer par la contrainte. C’est une démarche proche de la « sérendipité » – on l’a beaucoup entendu ce mot – toujours regarder là où on n’avait pas encore regardé pour prendre ce petit chemin qui va nous amener à autre chose. Dans ma démarche, il n’y a que des rencontres, des hasards. C’est pour ça que j’ai commencé à travailler le marbre. Je suis arrivée à Paris en 2016, c’était un peu le vide abyssal dans ma carrière, je venais de terminer la Villa Arson et une nuit à 4h du mat, j’ai rencontré un graveur lapidaire (graveur de tombe), on avait parlé de pierres. Un an après, il m’envoie un message en me proposant de voir comment il travaille. Je l’ai suivi dans les cimetières d’Île-de-France et il m’a appris à graver la pierre. C’est comme ça que je suis allée vers le minéral. Nos routes se sont ensuite séparées mais j’avais récolté beaucoup de fragments pour m'entraîner à graver et j’ai eu envie de faire parler les pierres avec des images. J’avais un énorme stock de photographies que je n’avais pas montrées – à cause d’une phrase entendue à la Villa Arson « les photographes ne sont pas de vrais artistes ».

Lia : C’est quand même dingue, l’impact de certaines remarques qui finissent par résonner.

Alice : Oui, c’est fou. Je faisais énormément de photos et je ne les ai jamais montrées alors que j’adorais ça. Alors quand j’ai commencé à développer les photos sur du marbre, parce que c’est assez technique et très contraignant, le processus justifiait la monstration. Et grâce à ça, j’ai exposé à Emerige puis j’ai pu partir en résidence en Turquie. Et là, à la douane on m’a bloqué ma chimie photo. Donc je n’avais pas de matos sur place.

Lia : Quelle frustration ! Donc, il a fallu rebondir et trouver des alternatives ?

Alice : J’ai commencé à regarder autour de moi, j’ai découvert la marqueterie dans les palais ottomans et je me suis dit « c’est une façon de continuer à parler de l’image avec le minéral ». Avec la contrainte, je suis allée vers autre chose, c’est comme ça que ma pratique évolue sans cesse. Et quand je suis rentrée en France, j’ai trouvé un marbrier qui m’a appris en deux jours comment faire.

Lia : Toujours ! Les contraintes poussent au dépassement de soi, à explorer d’autres territoires et dépasser les frontières. En ce moment, je me replonge dans les écrits de Mircea Eliade – encore un auteur roumain – notamment son ouvrage « Images et Symboles ». Et lorsque je pense à tes marbres sur lesquelles tu as développé des photographies, on retrouve une forme d’universalité de l’image, presque ancestrale. L’image s’ancre et s’encre sur la pierre à une époque où le principal moyen de diffusion des images est immatériel. D’une certaine manière, tu figes le temps à travers l’image en tant que capture d’un instant T mais également à travers sa projection sur un vestige minéral.

Alice : Aujourd’hui, c’est très simple de prendre une photographie, dans mon processus, il y a quelque chose de paradoxal : c’est le principe d’une pellicule qui vient épouser le minéral mais qui est tellement fragile qu’elle peut s’effacer d’un coup d’éponge. Quand je développais, il y avait cette volonté de figer l’image. Le développement sur la pierre me prenait deux jours, ça demandait beaucoup de patience et de concentration alors que je ne suis pas du tout patiente au quotidien.

Lia : Comment choisis-tu les images que tu figes sur le marbre ?

Alice : Dans mes archives. J’ai eu mon premier appareil photo argentique offert par mon oncle à l’âge de 14 ans, c’était un Pentax. La plupart des photographies sont des photographies de rue, des photographies très spontanées. Des gestes, des personnes, des détails.

Lia : Finalement, elles sont toutes des formes de marqueurs temporels.

Alice : Après, pour des projets spécifiques comme « Anatomie de l’errance » en 2017, je suis partie de « La Femme adultère » d’Albert Camus, une œuvre qui faisait écho dans ma vie privée, j’ai rencontré une jeune fille dans un restaurant chinois — ou au Louvre vous diront d’autres — qui avait un visage anachronique, inqualifiable au niveau du genre, et qui pouvait incarner cette femme adultère et pas du tout à la fois. Je lui ai demandé si je pouvais la photographier, elle a accepté.

Lia : Quand tu me parles de cette rencontre, j’imagine une ambiance flottante, proche d’un rêve.

Alice : Je rêve beaucoup et j’aime raconter des histoires, finalement mon travail c’est de raconter des histoires et tout ce que je dis n’est pas forcément vrai.

à découvrir

à découvrir