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VINCENT FOURNIER
Photographe.
Nous nous sommes retrouvées chez lui, où nous avons parlé de science-fiction, d’êtres hybrides, d’Elon Musk, de la notion de présent permanent et de voitures volantes ! Entre autres.
Lia : Dans ta démarche, tu t’inspires beaucoup de science-fiction ?
Vincent : Enfant, j’étais passionné par toutes les histoires qui imaginaient le futur. J’aimerais bien dire que mes influences sont JL Borges, JG Balard ou Kubrick mais au départ ce sont plutôt des séries populaires comme « Cosmos 99 », le vaisseau était dingo, « l’Homme qui valait 3 milliards », et des auteurs de bandes-dessinées comme Moebius, Bilal… En fait des histoires qui racontaient un futur excitant avec une esthétique souvent technologique et des architectures utopiques. J’ai grandi dans les années 80, où le futur était très présent. Il y avait une promesse d’avenir assez dingue, enfin, en tout cas, il y avait de la matière pour rêver.
Lia : On a connu la perspective de changement de siècle avec l’an 2000 et tous les fantasmes et prédictions qui gravitent autour ! Et finalement, on a passé le cap sans qu’aucune crainte ne se soit réalisée.
Vincent : Oui, pas de fin du monde ni de grand bug et les utopies technologique ce sont surtout traduit par des choses invisibles, internet principalement. Moins des voitures volantes et des robots comme on avait pu l’imaginer.
Lia : Ceci dit, tu m’as dit qu’il y avait déjà des voitures volantes !
Vincent : Oui, surtout en Chine, où ils commencent à commercialiser. La législation est moins stricte.
Lia : Comme quoi, parfois, la fiction dépasse la réalité ou du moins, la science-fiction peut devenir réalité ! Qui aurait pu imaginer il y a 20 ans que l’on pourrait faire des Facetimes ! (rires)
Vincent : La science-fiction permet de tester des modèles différents. Ce sont des prototypes. Parfois ces projections deviennent réalités pour le meilleur ou pour le pire comme avec 1984 !
Lia : Est-ce que les auteurs de SF étaient des visionnaires ou ont-il simplement suggéré des possibilités, des ouvertures par le biais de leur imagination ?
Vincent : La science a souvent inspiré la science-fiction, j’ai l’impression que la tendance s’inverse un peu. Tu prends Elon Musk et beaucoup d’entrepreneurs de la Syllicon Valley et des Gaffa, ce sont des enfants Star Wars qui ont grandi dans la SF. Le téléphone Nexus de Google avec le système Android est une référence directe au film Blade Runner (1982) et aux « répliquants ». En fait, une partie de notre technologie actuelle doit beaucoup aux grands récits futuristes de la SF des années 80. C’est intéressant de voir comment les imaginaires influencent notre vie.
Lia : Elon Musk semble ne pas avoir de sens de la réalité, comme un enfant gâté qui va se donner tous les moyens pour arriver à ses fins, c’est un peu flippant aussi.
Vincent : Complètement oui. Mais il dépense son argent dans ses rêves. Alors, à la fois c’est très critiquable comme avec notamment Starlink, un train de satellites en orbite basse pour un accès internet toujours plus puissant. Il a bénéficié d’un flou juridique sur le droit régissant l’espace. Car c’est évidemment très polluant, énergivore… et puis quand même on ne verra plus le ciel de la même façon. C'est-à-dire que nos enfants ne verront pas le même ciel que nous ! J’ai lu que dans certaines sociétés traditionnelles, quand on propose une innovation, il faut d’abord en vérifier les conséquences pour les futures générations. Ici ce n’est clairement pas le problème ! Après il faut aussi reconnaître au personnage Elon Musk des avancées importantes dans le domaine spatial, qui ont aussi certaines conséquences positives sur terre pour mieux la comprendre, l’étudier et simplement faire de nouveau rêver l’humanité. Il ne faut pas négliger la puissance des images et des imaginaires. Mais les technologies que l’on choisit de développer n’ont rien d’innocent, elles sont souvent liées à des enjeux économiques et militaires. Comme la Darpa.
Lia : La “Dar” quoi ?!
Vincent : La Darpa, Defense Advanced Research Projects Agency, c’est une agence de recherches militaires américaine. Ils développent par exemple ce qu’on appelle les interfaces cerveaux machines qui permettent grosso modo de relier le cerveau à une machine via une interface. Soit de manière intrusive, on vous ouvre la tête pour y implanter des capteurs, soit on place les capteurs sur la tête, mais ça marche moins bien quand même. Par la pensée, je peux donc faire des choses à distance. Ces récentes découvertes scientifiques viennent nourrir l’imaginaire et le fantasme qu'avec la pensée, on peut faire des choses à distances. .
Lia : Une forme de télépathie ?
Vincent : Oui. C’est en fait le but ultime d’internet, arriver à la noosphère, la sphère de la pensée humaine dont parlait Teilhard de Chardin. C’est aussi le projet utopique des origines de l’internet. Avec l’idée que tout ça se régule dans le meilleur des mondes. Ce qui n’est pas exactement le cas ! Le Metavers c’est aussi un peu ça ? Je ne sais pas si c’est clair ?
Lia : Si si, c’est clair et c’est aussi angoissant. (intervention d’Alice « ça a l’air nul ce monde !) Le projet Auctus Animalis semble s’inspirer de science fiction ?
Vincent : Auctus Animalis, ça veut dire animal augmenté. C’est une collaboration avec le compositeur Sébastien Gaxie pour le prix Swiss Life à 4 Mains. Le point de départ a été le projet Post Natural History qui parle de ce monde hybride que l’on est en train de créer à partir du mélange entre vivant et non vivant. Auctus Animalis parle de ça, mais on est moins du côté naturaliste, post Darwin ou docteur Moreau que chez JL Borges et dans l’imaginaire surréaliste. L’histoire prend ici la forme d’un conte initiatique, en images, son et musique avec le récit halluciné du capitaine Levant, interprété par le magnifique et céleste acteur Denis Lavant. L’histoire raconte son voyage sur une île peuplée de créatures hybrides prises entre deux mondes et qui ne trouvent pas leur place sur terre. Pour rétablir un équilibre, toutes les espèces vont se transformer en étoiles et former la constellation Auctus Animalis. C’est le thème de la métamorphose, de la transformation. Un thème très présent dans l’imaginaire actuel du « tout peut devenir tout ». Il y a une sorte d’interchangeabilité des choses à la fois dans l’imaginaire et dans les recherches scientifiques où l’on est de plus en plus amené à repenser le vivant. Les recherches actuelles sur les cellules souches viennent nourrir ce récit. Je m’éloigne un peu non ? (rires)
Lia : Absolument pas, c’est passionnant. Comment as-tu pensé, imaginé des êtres hybrides ?
Vincent : ça part du thème du bestiaire qui est aussi un inventaire de formes, de couleurs, de matières et qui a toujours inspiré les artistes. Mon interprétation mélange le fantastique avec les récentes découvertes en biotechnologie. C’est à dire que je m’inspire à la fois du principe des ciseaux génétiques qui consiste à remplacer un morceau d’ADN par un autre, et du jeu du Cadavre exquis des surréalistes. Globalement mon terrain de jeu, ce sont les imaginaires du futur. Et même si je m’inspire des grands récits actuels sur le futur, je vois de plus en plus de connexions avec mes souvenirs d’enfance. D’ailleurs on ne fait que réinventer ses souvenirs non ? Mais je trouve qu’aujourd’hui on est beaucoup plus dans un présent permanent, comme une injonction à être maintenant et tout le temps disponible. C’est sûrement lié aux réseaux sociaux, une culture de l’instant qui limite notre imagination pour inventer d’autres modèles dont nous aurions pourtant bien besoin.
Lia : Tu penses vraiment que nous sommes davantage dans le présent ?
Vincent : Bien sûr, on est dans un présent permanent, enfin dans une vision fantasmée par les réseaux sociaux de nos vies en direct. Mais oui le temps est de plus en plus mesuré, comptabilisé car les choses doivent aller de plus en plus vite. C’est aussi lié au modèle capitaliste je crois, l’idée que le temps c’est de l’argent ! Par exemple avec le Trading haute fréquence on est dans des transactions éclairs, de l’ordre de la microseconde.
Lia : Oui, on assiste à un fractionnement du temps mais n’as-tu pas l’impression que paradoxalement, on est de moins en moins présent du fait d'être sollicité en permanence ?
Vincent : C’est le grand paradoxe, on est dans un présent permanent mais un présent virtuel. Ça pose aussi des questions sur la représentation de notre identité. Nous sommes, pour reprendre la thèse d’Ariel Kyrou « Dans les imaginaires du Futur », pris entre deux grands récits du futur. Avec d’un côté l’imaginaire de la fin annoncée de notre monde et de l’autre le désir tout puissant de nous transformer ou de s’hybrider avec une machine qui va nous augmenter et nous survivre dans l’espace réel et/ou virtuel.
Lia : Je pense aux réseaux sociaux, on accède à la représentation du « présent » des autres qui finalement nous retire notre propre présence. Je ne sais pas si c’est clair. Depuis quelques années, tout s’accélère, on est happé par un flux d’informations permanent. Pop-up, notifications, temps de lecture réduit, lecture horizontale, verticale etc. Ce vertige rend passif. On prend de moins en moins de temps pour la contemplation qui, il me semble, est une manière de vivre pleinement le présent.
Vincent : On sort du présent incarné dans un corps et un espace physique. Les machines nous ont permis de nous démultiplier, de nous transformer, de nous créer des avatars. Mais on pense aussi avec le corps. Est-ce qu’on va abandonner notre corps comme dans certains récits trans-humanistes ? En nous promettant un présent perpétuel toujours plus excitant et désirable. Les réseaux sociaux représentent une étape dans cette voie. Ils viennent cristalliser une culture du présent dont le corps physique est souvent absent. Ils nous transforment en zombie comme certains films et séries. Enfin il y a heureusement aussi plein de bonnes choses dans les réseaux sociaux et puis rien n’est jamais figé. Je ne suis pas de ceux qui regrettent le monde d’avant ou qui espèrent le monde d’après. Même si je critique ce monde je l’aime d’abord.
Lia : Alors que nous nous éloignons de notre propre réalité, on voit se multiplier des réels destinés à s'évanouir dans le cloud... Et le passé ? Comment perçois-tu cette temporalité ?
Vincent : Le passé bizarrement c’est aussi le futur. (rires). A l’opposé des grands récits du futur il y a l’envie d’observer et de s’inspirer du passé pour essayer de comprendre comment sauver la planète des multiples désastres annoncés. Tous ces réels comme tu dis sont autant de récits qui se superposent sans jamais vraiment s’incarner. Mais pour revenir au Cloud ce n’est évidemment pas un nuage abstrait qui flotte au-dessus de nos têtes mais un réseau bien concret et complexe de câbles enterrés sous la terre et les mers. Ça me fait penser à l’histoire du Turc mécanique qui est je trouve une belle métaphore du côté artificiel de l’intelligence artificielle. Les travailleurs du clic comme on les appelle sont un peu comme les joueurs cachés du célèbre automate. NDL - Le Turc mécanique ou l’automate joueur d'échecs est un célèbre canular construit à la fin du xviiie siècle : il s’agissait d'un prétendu automate doté de la faculté de jouer aux échecs. En fait, il y avait un joueur caché dans le mécanisme.
Lia : Encore un paradoxe… Revenons à tes animaux hybrides, j’ai l’impression que ce projet condense précisément trois temporalités, passé-présent-futur. L’intérêt pour le bestiaire remonte à la nuit des temps si j’ose dire, au passé, tu imagines au présent des animaux qui potentiellement pourraient un jour exister dans le futur. C’est une démarche temporelle triangulaire ?
Vincent : Les créatures du bestiaire Post Naturel History mélangent en effet les trois temporalités. L’esthétique s’inspire des anciens bestiaires et des planches encyclopédiques tout en combinant certains détails futuristes comme des capteurs ou des matériaux hybrides. On se rend compte en s’approchant qu’il y a autre chose dans l’image que ce qu’on a cru y voir. J’aime bien entretenir cette confusion, créer des œuvres qui soient comme des ovnis et que l’on a du mal à situer dans le temps. Je m’intéresse beaucoup aux visions du futur qui viennent du passé ou qui mélangent les temps. Par exemple, j'adore la scène finale du film « 2001 l’odyssée de l’espace » où l’on voit un astronaute dans un décor au mobilier Louis XV. C’est une image qui m’a beaucoup marquée.
Lia : Au sein de ton bestiaire, il y a cette panthère dont tu m’as pas mal parlé et autour de laquelle tu as puisé nombreuses références, notamment autour de Desiderare.
Vincent : C’est une idée que j’avais développée il y a quelques années pour le livre Space Utopia autour du mot « désir ». Étymologiquement, le mot désirer renvoie à deux interprétations. Soit desiderare, qui veut dire manquer l’étoile avec l’idée de regret. C’est le sentiment que l’on éprouve quand nous sommes entourés par un ciel étoilé, de faire partie d’un tout qui nous dépasse, qui nous touche. L’homme serait alors comme un dieu tombé du ciel avec la nostalgie d’y retourner. Soit le désir vient de desidere et le désir est de ne pas être sidéré par les étoiles, être dé-sidéré. Ici on s’éloigne de l’étoile pour mieux se rapprocher du désir terrestre. Donc selon l’interprétation le désir est soit une nostalgie soit une dé-fascination. Ce sont des choses qui ont nourri le projet Auctus Animalis. L’histoire raconte la métamorphose très symbolique de créatures entre deux mondes, constituées de choses hybrides et qui pour retrouver un équilibre doivent se transformer en étoiles. Je me suis inspiré de certaines mythologies qui résonnent à l’heure actuelle avec cette mutation du vivant.
Lia : D’ailleurs, ne sommes-nous pas des êtres en mutation ?
Vincent : Bien sûr, enfin je ne me permettrai pas de donner de conclusions car je n’ai pas les connaissances scientifiques. Mais on a pu constater quand des humains sont allés dans la station spatiale internationale que des choses changeaient dans leurs corps. Il y a cette expérience avec deux jumeaux dont un est allé dans l’espace et pas l’autre. Au bout d’un an, le jumeau qui avait séjourné dans l’espace n'avait plus exactement le même profil biologique et génétique que son frère jumeau resté sur Terre. Est-ce que c’est une mutation ? De toute façon si nous devons aller dans l’espace notre corps devra muter en quelque sorte. L’espace n’est pas du tout fait pour le corps humain. Donc, l’organisme panique, il ne sait pas ce qui se passe, il pense être empoisonné et donc le corps vomit sans cesse.
Lia : C’est un parcours du combattant ! (rires)
Vincent : Carrément ! En termes de voyage et d’imaginaire du futur cette année a eu lieu la première téléportation quantique d’informations. Après la promesse de la télépathie des interfaces cerveau machines, nous voilà télékinésistes… tout un programme !
Lia : On est dans la téléportation ! C’est hallucinant.
Vincent : Oui ça me fait penser au philosophe H Berson qui était convaincu par la télépathie. Bergson appartenait à la SFP (Society for Pschychical Research) dont le but était d'étudier d'un point de vue scientifique les phénomènes décrits comme paranormaux. Et dans son discours inaugural à la SFP il raconte l’histoire d’une uchronie (si l’histoire c’était passé autrement). Il parle d’une société qui aurait évolué en parallèle de la nôtre. Au lieu d’avoir évolué depuis la renaissance avec les sciences physiques et mathématiques qui ont donné lieu à la révolution industrielle, cette société parallèle aurait évolué du côté des sciences de l’esprit où les gens seraient tous télépathes, télékinésistes et auraient développé d’autres formes de connaissances. Bergson dans son uchronie fait un parallèle. Comme en science fiction, c’est une façon de parler de maintenant en se projetant ailleurs. On fait un pas de côté pour ne parler que du présent. Walter Benjamin disait « trouver dans le présent des éclats d’avenir ».
Lia : On revient à la temporalité mouvante ! La boucle est bouclée.
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