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ALIX DELMAS
Artiste plasticienne
Nous nous sommes retrouvées dans son atelier où nous avons parlé de la matérialité des images, de photographies numériques et argentiques, de la sculpturalité des gestes, ou encore de l’oeil perçant de l’aigle… Entre autres.
Lia : Tu travailles différents médium. Là, nous sommes dans ton atelier et on peut voir des sculptures, des photographies dites artistiques ainsi que des photographies d'installations. Comment t'appropries-tu l'outil photographique ?
Alix : J'étais photographe avant d'être peintre, sculpteur. J'utilisais de l'argentique mais aussi le polaroïd. Je faisais même du super 8 à ce moment-là. Quand je suis arrivée aux beaux-arts, on m'avait piqué un appareil photo que je m'étais offert, ça m'avait découragé et je pensais ne plus faire de photo. Et puis, j'ai eu accès à la collection vidéo aux Beaux Arts montée par Mathilde Ferrer. C'est grâce à ces ressources que je me suis imprégnée de l'expérience photographique et vidéo. Mais concrètement, dans les ateliers des Beaux-arts, on ne faisait rien en lien avec la photo, ça n'existait pas. Je me suis éloignée de la photo et je me suis dit qu'après les beaux-arts, j'irai vers ce que je ne connais pas. Je n'avais jamais fait de sculpture, j'ai commencé à découper des planches, à faire des installations complètement libre puisqu'il n'y avait aucune référence, ni de savoir-faire qui aurait pu m'être enseigné. C'était une expérience nouvelle. Je n'étais pas dans l'apprentissage, j'étais là pour créer des gestes sculpturaux. Et j'ai commencé à les prendre en Polaroïd. La photographie est alors devenue un document montrant le geste. Et dans les années 90, quand j'ai vu arriver le numérique, je me suis dit "ça c'est pour moi", cette économie m'intéresse, la pauvreté d'acquisition m'intéresse, on était vraiment d’dans l'expérience plus que dans l'image bien faite. Moi, l'image bien faite, ça me dérangeait, j'avais envie d'être dans le geste. Avec le numérique, j'ai commencé à faire œuvre, à montrer mon travail. Il n'y avait pas encore de place pour la photographie numérique, on me disait "non, ce n'est pas de la photographie, c'est du numérique". On a mis beaucoup de temps à faire accepter que la photographie numérique soit de la photographie. En France, quand on pratiquait différents médiums, on considérait que tu n'es pas photographe. Quand j'allais en Autriche, on me considérait comme une artiste plasticienne qui utilisait plusieurs médiums dont la photographie.
Lia : Une manière de cloisonner. Pourtant, qu'elle soit numérique ou argentique, la photographie est le reflet d'un instant T. Que le sujet photographique soit pris sur le vif ou que ce soit une mise en scène, comme ton approche de documenter le geste.
Alix : Pour moi, c'était exactement ça. Prenons comme exemple Man Ray, il prenait comme sujet de belles femmes qui lui tournaient autour, certaines étaient artistes, et les mettait en scène. Dans une de ses photographies « Erotique voilée », il mélange le geste de l'imprimeur à travers l'utilisation de l'encre et le sujet n'était plus simplement un beau sujet. Il y avait aussi de la sculpturalité dans son travail photographique. Je n'ai fait que prolonger un travail de mise en scène de la performance et de sculpturalité à l'intérieur de l’image. Et pour revenir au numérique, quelque part, le numérique était en confrontation avec les artistes qui disaient que la photographie argentique est la seule qui puisse exister. L'argument étant que ça réduit la matérialité de l'image. Alors, c'est vrai que l'on perd de la puissance de l'image mais c'est précisément ce qui me plaisait, la pauvreté de l'acquisition. On était proche des premières images quelque part, avec des manques, des poussières, des défauts. C'est ce que j'aime dans la photo.
Lia : À partir du moment où l'image photographique est le reflet d'une réalité, d'une vision, il me semble aussi que les défauts ont leur existence. Numérique ou argentique, la photographie est une empreinte de la réalité et il n'existe jamais une seule réalité. Certains miroirs reflètent à la perfection d'autres vont déformer, flouter mais dans tous les cas il s'agit de reflets plus ou moins fidèles d’une image inversée.
Alix : Il y a une guerre de l'image. À l'intérieur de la question de cadrage, de mise au point, il y a une matérialité de l'image. Moi, je te vois d'une certaine manière. L'aigle, dont l’œil est puissant, te verra d'une autre manière. L'aigle a un champ de vision, de précision incroyable avec un zoom intégré ! Son image est claire dans les détails. C'est étonnant, après une vingtaine d'années où l'on a fini par accepter le numérique, on revient à une exclusion du numérique. Je n'arrive pas à comprendre ça.
Lia : Peut-être est-ce lié à la profusion des images diffusées numériquement ? Même si, à l'origine, certaines images sont argentiques, leurs diffusions sur les écrans nécessitent une numérisation. Enfin, peut-être aussi est-ce lié au fait que nous voyons défiler autant d'images artistiques que d'images d'amateurs sur les réseaux sociaux, sans distinction. Re-définir une échelle de valeur permettrait de faire la distinction…?
Alix : Oui.. On assiste aussi à un retour à l'abstraction en photographie, peut-être que c'est aussi lié à une manière de sortir de cette profusion du réel ? Même si la photographie n'a, selon moi, jamais photographié le réel. Dès l'invention de la photographie, il y a eu du mensonge. Rien qu'avec le cadrage, il s'agit d'une prise de conscience du réel, tu choisis ce que tu veux montrer et ce que tu veux faire disparaître.
Lia : Absolument. Il s'agit toujours d’une mise en oeuvre de l’intention dans le choix d'un cadrage, de la mise au point. On peut partager un moment et pourtant nous le percevons chacune sous un angle différent, une autre façon de l'aborder. Que ce soit photographique ou juste mémoriel d'ailleurs.
Alix : Et tu pourrais m'effacer le visage ! (rire)
Lia : Par exemple ! (rire) c'est ce que je ferai à travers le collage. Finalement, il s'agit de choisir de donner à voir ce que l'on a envie, pas forcément ce que l'oeil a perçu.
Alix : Bien sûr, d'ailleurs l'abstraction en photographie existe depuis ces débuts à travers l'emploi de processus chimiques et de certaines techniques d'agrandissements... On peut faire de l'image sans image !
Lia : Tout à fait, comme on peut faire de la photo sans être photographe.
Alix : Et quand on dépasse l'art et que l'on va vers le journalisme, la photographie change aussi de statut. A un moment donné on a eu moins besoin de la photographie officielle, puis celle de l’avant scène, celle du présent sur l’action qui a été prise « en douce », on s'est rendu compte que le point de vue du photographe n'est pas le même que celui du témoin qui est à côté. Je pense que les deux sont utiles.
Lia : Il s'agit d'une forme de complémentarité des points de vues. Ce qui nous permet de tourner autour de la réalité, de changer d’axe.
Alix : De plus en plus d'amateurs prennent des photographies. Et l'intériorité des conflits vues par des amateurs est aussi intéressante que celle perçue par des professionnels.
Lia : Selon le point de vue des témoins, sachant qu'aujourd'hui tout le monde peut être "armé" d'un smartphone, on peut se poser la question d'objectivité et de subjectivité. Par exemple, lors d'une manifestation, en fonction de la position politique du témoin, il pourra prendre en photo la scène sous un angle où l'on peut penser voir beaucoup de monde ou à l'inverse trois clampins. Et ce sont ces images qui se diffusent le plus sur les réseaux sociaux.
Alix : Et qu'est- ce que tu penses de la mise en scène de la violence à laquelle on assiste depuis quelques années ? Certains individus mettent en scène de la violence avec préméditation dans le but de la photographier avec leur téléphone, comme si il construisait leur image en amont...
Lia : C'est très troublant... Depuis une décennie, on assiste à une accélération des données, des images, on voit défiler des tonnes et des tonnes d'informations jusqu'au vertige. La violence suscite la pulsion scopique, appelle la pulsion de mort, la violence provoque un arrêt sur image alors quand certains individus orchestre des scènes de violence, c'est une manière de prendre possession de l'espace et du temps des témoins malgré eux. C'est une forme de Story-Telling...
Alix : Quand on a commencé à photographier la guerre, Susan Sontag évoque la mise en scène du corps mort. A l'époque, les photographes avait tellement de matos lourds qu'ils avaient besoin d'une automobile et tu penses bien que l'automobile n'allait pas jusqu'au front donc ils allaient chercher un soldat mort qu'ils mettaient dans une tranchée et ils prenaient un cliché. A l'époque, un cliché, ça demandait du temps, ils ne pouvaient pas photographier en direct. Aujourd'hui, on filme la violence en direct.
Lia : Bien sûr. Et à l'époque, il n'y avait que peu de personnes qualifiées pour "immortaliser" les scènes, alors que de nos jours, tout le monde a la possibilité de capturer un instant, de témoigner ou de mettre en scène.
Alix : Là, on touche du doigt les questions du processus de fabrication de l'image et à la mise en scène plutôt que sa matérialité. Et je pense qu'aujourd'hui, il faut revenir sur la notion de matérialité de l'image. Qu'en penses-tu ?
Lia : Plutôt que sa matérialité, j'aurais plutôt tendance à me pencher sur la sémiologie de l'image. La technique de fabrication ou la matérialité de l'image m'importent moins que ce qu'elle peut signifier, ce qu'elle véhicule. Et de l'autre côté, je peux tout à faire comprendre que certains puristes souhaitent créer une échelle de valeurs liée à la technique de fabrication pour tenter de préserver certaines images face à la profusion de données visuelles.
Alix : Pour préserver un savoir-faire ?
Lia : Peut-être, je ne sais pas trop. Toute personne maitrisant certaines techniques n'en sont pas pour autant artistes et tous les artistes ne maitrisent pas forcément toutes les techniques. Les incidents, les maladresses techniques peuvent donner naissance à de nouvelles formes artistiques. C'est toute l’ambiguïté de la pratique du collage qui ne nécessite pas de technique particulière et pourtant ce n'est pas parce qu'on sait couper et coller qu'on sera collagiste pour autant. Max Ernst disait "Si ce sont les plumes qui font le plumage, ce n'est pas la colle qui fait le collage." (rires)
Alix : Est-ce que tu estimes que tu es photographe ?
Lia : Non, je pratique la photographie mais je ne suis pas photographe.
Alix : Pourquoi ?
Lia : Parce que je ne maitrise pas la technique.
Alix : Pourtant tu fabriques des images ?
Lia : Oui, je me considère comme compositrice visuelle plus que photographe ou collagiste ou que sais-je. J’ai toujours eu du mal à me définir.
Alix : D'où vient le fait que tu ne te considères pas comme photographe ? Parce qu'il y a une matière découpée ? Des images récupérées ?
Lia : Alors oui, quand je fais des collages, il s'agit d'un dispositif, d'un amalgame d'images, pour la plupart collectées, extraites de leurs origines, parfois, j'inclue mes propres images photographiques, notamment pour les vidéos en stop-motion. Quand je fais des polaroids, je capture et archive des moments, mais le polaroid c'est juste un clic, ça ne nécessite pas de technique.
Alix : Mais tes collages, tu les reprends en photo?
Lia : Oui, en effet. Comme une performance photographiée, la photographie présentera la performance. Et non l'inverse. Le collage devient alors un sujet photographique et à partir de là, je produis des tirages.
Alix : Mais pour toi, un collage original n'a pas la même valeur qu'un tirage ?
Lia : Un collage est unique, un tirage est reproductible, même si il s'agit de série limitée. Le collage, c'est un peu comme un polaroid.
Alix : Pourtant, quand tu publies sur les réseaux, que ce soit un collage ou une photographie, on ne voit pas la matérialité.
Lia : Sur les réseaux sociaux, tout est photographie numérique. La peinture, la sculpture, une performance apparaissent sur les écrans par le biais de photographies.
Alix : Oui, tout est photographie, tout est image. C'est énorme. J'ai appris à voir la sculpture par le biais de photographies dans les livres sur la sculpture.
Lia: Ce qui est intéressant avec la photographie de sculptures, de sujets en volume, c'est que la représentation est forcément subjective. Le photographe choisira un angle, une hauteur, une distance qui ne serait pas forcément le même que le visiteur qui circule au sein d'une exposition. La prise de vue permet de figer le mouvement, de révéler d'autres perspectives que l'on aurait pas forcément vu sans la captation photographique. Dans mon processus créatif, lorsque je fais un collage, avant de coller les images, je prends toujours une photographie de l'assemblage. Voir la composition dans un cadre, celui de l'écran, me permet de changer de point de vue, de prendre une certaine distance.
Alix : C'est une étape. La photographie est une étape nécessaire pour définir si le collage est terminé ou pas.
Lia : Parfois, la photographie devient une finalité, alors je décide d'en faire un tirage.
Alix : Donc tu es aussi photographe. Par exemple, il y a des sculptures que je voulais prendre en photographie au sein d'une mise en scène parce que certaines sculptures allaient être détruites. Même si ces photographies étaient des documents à l'origine, j'ai décidé que certaines auraient le statut de photographie. Et quand je réalise des vidéos, il m'est arrivée de prendre en photographie des contre-champs, et ce n'est pas pour autant une image de making-of mais une œuvre photographique. Je pense que seul l'artiste peut définir si c'est une œuvre photographique ou si c'est un document, l'artiste est le seul ambassadeur. Par rapport à ton travail, je me suis posée la question, si tu collais directement au mur et pas support, ce serait une sculpture ?
Lia : Je ne sais pas, pas forcément, sauf si je considère le mur comme partie intégrante de l’œuvre. C'est drôle que tu parles de ça, en ce moment, je m'amuse à photographier les panneaux publicitaires dans le métro dont il ne reste que des parties décollées. Il y a pas mal de reliefs, toutes ces couches et sous couches révélées par les déchirures, autant de traces publicitaires dont il ne reste aucun message lisible.
Alix : Il y a un volume qui se crée à travers l'ombre.
Lia : Toujours, même de façon imperceptible, la mise en lumière d'une composition réalisée en collage n'a de relief qu'à partir du moment où il y a une ombre. On suppose qu'il y a des faces cachées, des sous-couches. C'est toute la nuance entre collage analogique et numérique.
Alix : C'est dans l'épaisseur que les choses changent, c'est ce qu'on identifiera comme bas relief ou haut relief en sculpture. Il y a toute une dimension de perspective et de trompe l'oeil.
Lia : La photographie est un trompe-l’oeil.
Alix : Oui carrément, il y a manipulation de l'image, de l'espace.
Lia : D'ailleurs, en fonction de nos particularités oculaires qui modifient notre propre perception de la réalité, que l'on soit myope, astigmate, hypermétrope ou autre, ce que l'on réalise visuellement sera forcément conditionné par la façon dont on voit les choses.
Alix : Quand tu penses que Bonnard voyait très très mal, tu regardes ses peintures, leurs matières est incroyables, et en clignant des yeux et tu vois « nets ».
Lia : ça soulève aussi la question de distance par rapport aux œuvres, nous ne les percevons pas de la même manière si on regarde à 20 cm ou à 5 mètres. Quand tu penses qu'avec les écrans, on regarde les images à 10 cm en général, ça change tout ! D'où l'intérêt incontestable de voir des œuvres dans l'espace physique.
Alix : Alors, ça soulève d'autres questions... Depuis de nombreuses années, j'ai envie de penser l'image et la photographie, en particulier, en dehors de sa représentation elle-même, de son cadre. Finalement, la photographie elle a un format guère différent d'un écran ou d'une peinture sauf si tu découpes dedans pour casser le format. En photographie, tu shootes, tu vises, on retrouve tout un vocabulaire lié à la guerre d'ailleurs ou au sexe, ça me fascine. Je me suis fortement interrogée sur l'espace de l'image, sur sa représentation dans l'espace de monstration, pourquoi certaines images sont grandes et pas d'autres, comment certaines images sont séquentielles et invitent le public à la circulation. Le questionnement dépasse celui de la sculpture autour de laquelle tu tournes autour. Avec la photographie exposée dans un espace, on a pas la sensation de chercher autour, on cherche un fil conducteur. Parfois, dans l'exposition de photographies, le fil conducteur s'oppose à la représentation de l'image ou le réinterroge.
Lia : L'expérience en VR à travers des casques posés à quelques centimètres du regard et qui nous ouvre des dimensions auxquelles nous n'aurions pas eu accès dans la réalité est une expérience très troublante. Il y a une distanciation, une déformation de l'espace aux possibilités infinies. On plonge dans une autre dimension tout en restant statique. Ça pose aussi la question du corps dans l'espace. On dépasse la question du cadre photographique.
Alix : La photographie va vers ça, elle re-bascule vers la réflexion de la mise en scène de sa représentation, de son format, de la façon dont elle est perçue par le public. C'est passionnant. On dépasse l'idée de série. D’ailleurs « série » est un mot que je refuse, il correspond trop à un temps donné. Je préfère le mot "ensemble" ou encore "corpus", qui évoque la possibilité de rassembler des photographies qui poursuivent une recherche ou une expérience sans se limiter à la notion de temps, de période. J'ai l'impression que les périodes que l'on a hérité en histoire de l'art depuis Picasso avec sa période bleue, rose etc nous collent trop à la peau. Il faut éclater tout ça !
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