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CYRIELLE GAUVIN

Avocate en droit de l’art et de la création, confondatrice du cabinet Aoedé et co-organisatrice des soirées Femmes d’art.

Nous nous sommes retrouvées sur le balcon de son cabinet où nous avons parlé des droits d’auteur, de préjudices moraux, d’agissements parasitaires et autres cas de figures en évoquant plusieurs exemples allant de Julien Charrière à Miriam Cahn en passant par Banksy, entre autres… Une conversation dense et instructive. Entre autres…

Lia : Tu es avocate et tu dédies ta pratique aux industries créatives et au marché de l'art. Par ailleurs, tu t’engages auprès de diverses associations.

Cyrielle : Exactement. Je traite d’un grand nombre de sujets juridiques, dès lors qu’ils sont en relation avec l’art, la création et la culture. Ma pratique ne se concentre donc pas sur un domaine juridique spécifique, mais sur un secteur d’activité spécifique. Avec une autre avocate, Lucie Tréguier, nous venons de créer notre propre cabinet dédié à ce secteur et j’interviens, effectivement, auprès d’associations qui œuvrent, notamment, auprès d’artistes et auteurs. 

Lia : Le droit d'auteur n'a sans doute aucun secret pour toi !

Cyrielle : Le droit d'auteur est en effet l'un des sujets principaux pour tous les acteurs du monde créatif et du marché de l'art, que ce soit en matière de conseil que de contentieux. Le conseil couvre les consultations (analyses et recommandations) et les contrats. Par exemple, pour ce qui est de la consultation, un artiste peut nous contacter, pour nous demander comment protéger, en amont de tout différend, ses créations. Nous allons échanger avec cet artiste, comprendre son univers créatif et les créations qu’il réalise, puis nous allons identifier quel(s) type(s) de droits de propriété intellectuelle peut(peuvent) trouver application et protéger ses créations. Comme tu l’as mentionné, il y a naturellement le droit d'auteur, mais également – alternativement ou cumulativement – le droit des dessins et modèles ou même parfois, bien que plus rare, le droit des marques, sous réserve évidemment que les conditions propres à chaque régime juridique soient remplies. Selon les régimes identifiés, nous lui proposerons des moyens pour mettre en œuvre les protections. Pour les dessins et modèles, ainsi que les marques, cela passera par un dépôt auprès de l’Institut national de la propriété industrielle. Pour le droit d’auteur, la protection ne nécessite pas de dépôt, elle nait du seul fait de la création par l’artiste d’une œuvre de l’esprit originale. Dans ce cas-là, nous axerons nos recommandations sur la prévention des différends, en particulier en expliquant à l’artiste comment préconstituer des preuves en lien avec ses créations. Cette demande de consultation peut provenir d’artistes et d’auteurs, quel que soit leur domaine créatif, mais également de sociétés ayant des activités créatives. Nous assistons également nos clients sur l’aspect contractuel. Nous les accompagnons dans la contractualisation de leurs projets artistiques, par exemple dans le cadre d'une collaboration avec une marque (commande d’œuvre, produit dérivé, etc.), une exposition, la publication d'un ouvrage où seraient reproduits des œuvres ... Le champ des possibles en termes de projet est grand, et les engagements qui en découlent doivent être étudiés au cas par cas, puisqu’ils nécessitent la rédaction de contrats dans le cadre desquels le titulaire des droits d’auteur autorisera l’exploitation de la création, en octroyant une licence ou une cession de droits. Outre le conseil, nous intervenons également, comme je te le disais, en matière contentieuse, lorsque nos clients font face à des conflits. Pour les créatifs, c’est principalement le cas lorsque leur œuvre a été reproduite sans leur autorisation ou, en présence d’une autorisation, lorsque ses modalités n’ont pas été respectées. Dans ces cas, nous les accompagnons pour défendre leurs intérêts. Nous commençons par l’envoi d’une lettre de mise en demeure, tout en favorisant une résolution amiable. A défaut, nous réfléchissons avec eux à engager une action, selon leurs souhaits et en pesant le pour et le contre d’une telle procédure.

Lia : Ça me fait penser au conflit opposant l'artiste Julien Charrière et Zadig & Voltaire autour de la fontaine en feu. 

 Cyrielle : Tout à fait, c’est un très bon exemple de litige. Julien Charrière s’intéresse, dans son travail, à la relation que notre société entretient avec son environnement, tel que dans son installation et sa vidéo où le feu coule d’une fontaine, intitulées And Beneath It All Flows Liquid Fire. En janvier dernier, lors du défilé Z&V, trônait sur le podium une fontaine en feu, reprise par ailleurs dans la campagne publicitaire de la marque et présentant une ressemblance avec celle de l’artiste. Nous sommes, ici, clairement face à un potentiel sujet de droit d'auteur. Parenthèse sur le régime du droit d’auteur afin que la suite de mes explications puisse être claire. Une création, plus exactement une « œuvre de l’esprit » est protégée au titre de ce droit, dès lors qu'elle est matérialisée et originale. La condition de matérialité exclut de la protection les idées et les concepts. S’ils étaient protégés, plus personne ne pourrait créer. La condition d’originalité est définie par la jurisprudence, comme l'empreinte de la personnalité de l’auteur : l’auteur fait des choix libres et arbitraires qu'un autre ne ferait pas nécessairement. Aussi les techniques sont-elles également exclus de la protection. Cela étant dit, la création d’une œuvre de l’esprit matérialisée et originale donne naissance, du simple fait de sa création, au droit d’auteur - pas besoin de dépôt. Le droit d’auteur octroie alors à son titulaire des droits patrimoniaux et des droits moraux. Les droits patrimoniaux – ou comme j’aime les appeler « économiques », car ils permettent de générer une rémunération – permettent à l’auteur d’autoriser, grâce à un contrat de cession ou licence, ou d’interdire l’exploitation de celle-ci par les tiers. Ils comprennent notamment les droits de représentation, de reproduction et d’adaptation. Ils perdurent jusqu’à 70 ans après le décès de l’auteur, avant que l’œuvre ne tombe dans le domaine public et puisse être exploitée sans autorisation, sous réserve du respect du droit moral. L’exploitation de l’œuvre non autorisée constituera une atteinte aux droits patrimoniaux, et sera qualifiée de contrefaçon. Quant aux droits moraux, ils sont attachés à la personnalité de l’auteur et incluent, entre autres, le droit de paternité – le fait de créditer l’artiste, notamment - et le droit au respect dû à l’œuvre. Contrairement aux droits patrimoniaux, ils ne peuvent faire l’objet de cession ou de licence et sont perpétuels. Revenons à notre cas Charrière / Z&V, que je tenterai d’analyser objectivement, sans porter de jugement dans un sens ou dans un autre. La vidéo de la fontaine en feu de Julien Charrière est sans aucun doute une œuvre de l’esprit matérialisée. Reste à savoir si cette œuvre est originale, et donc porte l’empreinte de la personnalité de l’artiste, résulte de ses choix libres et arbitraires. Si tel est le cas, alors l’artiste est titulaire de droits d'auteur sur la vidéo de la fontaine en feu, et toute personne qui entendrait la représenter et la reproduire à l'identique ou similairement, Z&V incluse, devrait lui demander au préalable son autorisation.

Lia : Lorsqu'un artiste se retrouve dans une situation comme celle-ci, quand son œuvre est bafouée, peut-on considérer qu'il puisse y avoir préjudice moral ? 

Cyrielle : En effet, on le peut. Lorsqu’il est porté atteinte aux droits d’auteur d’un artiste, des postes de préjudice différents peuvent être analysés, dont le préjudice moral, auquel tu fais référence. Le préjudice moral s’évalue grâce à des éléments autres que des facteurs purement économiques, même s’il peut se traduire in fine par des conséquences mesurables économiquement. Il résulte, notamment, de la dégradation de la réputation, de l’honneur, de la notoriété d’une personne ou encore de la dépréciation intellectuelle et esthétique d’un bien ou d’un concept, telle que l’ont déjà relevée les magistrats dans l’affaire du baiser de Rindy Sam sur le monochrome blanc de Cy Twombly. Or, pour faire valoir ce préjudice moral, il faut dûment l’établir, ce qui n’est pas toujours simple. Il faut d’ores et déjà caractériser la contrefaçon. S’il n’y a pas de contrefaçon, il n’y a naturellement pas de préjudice. Il y a parfois contrefaçon,  mais peu, voire pas, de préjudice. Dans ce cas, il vaut mieux bien réfléchir avant de se lancer dans une procédure qui peut durer plusieurs années et risque d’être bien plus coûteuse que l’indemnisation qui pourrait être obtenue en raison du préjudice causé. Dans l’affaire Charrière / Z&V, il faudrait, pour conclure à une atteinte et à un éventuel préjudice, démontrer que 1) l’œuvre And Beneath It All Flows Liquid Fire est protégée au titre du droit d’auteur, 2) que la fontaine de Z&V reprend la combinaison des caractéristiques originales de celle de l’artiste, car la contrefaçon s’apprécie au regard des ressemblances et non des différences, et 3) qu’il en résulte un préjudice tant matériel que moral pour l’artiste. Si les magistrats lui donnent raison, il est vraisemblable que le préjudice moral, outre le préjudice matériel, soit retenu. Il pourra, en effet, être considéré que l’image et les valeurs véhiculées par Z&V sont en inadéquation avec celles de l’artiste et avec celles qu’il a souhaité transmettre par la création de sa fontaine en feu, et qu’elles viennent ainsi déprécier son image et son œuvre. 

Lia : C'est complexe. Tu m’expliquais plus tôt que le droit d'auteur est composé du droit patrimonial et de droit moral, chacun avec différentes prérogatives, y a-t-il une incidence sur le préjudice ?

Cyrielle : Lorsqu’une œuvre est protégée au titre du droit d’auteur et exploitée sans autorisation, l’auteur de ladite exploitation violera certainement un ou plusieurs droits patrimoniaux, mais portera peut-être également atteinte au droit moral. Dans l’affaire Charrière / Z&V, sous réserve d’être en présence d’une œuvre originale, des atteintes aux droits patrimoniaux pourraient être caractérisées, en particulier le droit de représenter, c’est-à-dire de présenter publiquement, le droit de reproduire ou même encore celui d’adapter. Des atteintes au droit moral pourraient également être caractérisées, en particulier au droit au respect de l’œuvre. Ce droit concerne certes l’aspect physique de l’œuvre, mais aussi l’esprit dans le cadre duquel elle a été créée, ce qui pourrait être le cas dans notre affaire. Je m’explique. Alors que la fontaine de Julien Charrière a trait à des questions environnementales, Z&V l’insère dans sa stratégie de marketing et de communication et l’assimile à sa marque de mode, à un environnement purement commercial. Elle méconnait son esprit en la détournant pour des propos en inadéquation avec ceux de l’artiste. Cela pourrait être considéré comme lui causant un préjudice, qui pourrait être réparé. C’est d’ailleurs un exemple de préjudice moral dont nous parlions précédemment. Ainsi, plus d’atteintes sont caractérisées au titre des droits patrimoniaux et du droit moral, plus le préjudice en résultant devrait être conséquent. 

Lia : La visibilisation de l'œuvre d’un artiste sans son autorisation qui en plus est en contradiction avec ses valeurs peut porter à confusion. Penses-tu que certaines marques prennent sciemment le risque de copier ou utiliser l’image des artistes en sachant que les procédures pourraient être longues ?  

Cyrielle : C’est un sujet délicat et pour lequel je n’ai pas de réponse, simplement des éléments de réflexion. C’est en effet une question que l’on peut se poser, notamment lorsque celui qui porte atteinte ou risque de porter atteinte est une société renommée et de grande taille, qui dispose d’un service juridique internalisé ... On peut imaginer plusieurs scénarios, par exemple : les créatifs et /ou commerciaux en interne ne connaissaient pas l’œuvre – dans le cas Charrière / Z&V, cela peut paraître assez difficile à concevoir ; ou encore ils en avaient connaissance mais n’ont pas estimé nécessaire de s’en référer à leur service juridique ou à leurs avocats, notamment s’ils ne la considéraient pas originale ; ou bien encore comme tu le suggérais dans ta question, que le « scandale » médiatique a été voulu, mais je préfère en douter compte tenu des répercussions juridiques et financières, que cela peut avoir pour la marque. L’issue de cette affaire, sauf en cas d’accord amiable, résultera de la détermination de l’originalité de la fontaine de l’artiste et de l’existence d’une contrefaçon. 

Lia : Un vrai casse-tête. 

Cyrielle : Cela peut être en effet un casse-tête, car l’originalité est un concept délicat à appréhender et qui n’est d’ailleurs envisagé et analysé qu’en cas de contentieux. Un cas un peu moins casse-tête, car il ne laisse guère place aux doutes, mais qui pose cette même question de la connaissance par une société de ses agissements attentatoires est celui de la campagne publicitaire de la marque Louis Vuitton en début d’année. Elle montrait leur égérie Léa Seydoux devant des œuvres de Joan Mitchell exposées à la fondation Louis Vuitton, sans autorisation du titulaire des droits d’auteur de l’artiste, aka la fondation Joan Mitchell. Les œuvres de Joan Mitchell, qu’une majorité s’accordera à caractériser d’originales, y sont reproduites à l'identique (elles ont tout simplement été prises en photo). Il n’y a dès lors en principe pas de doute quant à l’atteinte aux droits de représentation et de reproduction, et donc à la contrefaçon. Cette affaire est ainsi plus « évidente » que celle de Charrière / Z&V, mais à l’instar de cette dernière, on peut s’interroger sur les raisons pour lesquelles la fondation Louis Vuitton a permis la réalisation d’un shooting à visée commerciale lors de son exposition Monet – Mitchell et pour lesquelles la marque Louis Vuitton a décidé d’en tirer une campagne publicitaire, le tout sans – a priori, car je n’ai pas les documents contractuels sous les yeux – autorisation de la part de la fondation Joan Mitchell.

Lia : Sur cette question de vrai, de faux, de la représentation et de la copie, ça me fait penser au film F for Fake d'Orson Welles autour d'un des plus grands faussaires, Elmyr de Hory. Un docu hybride autour de l'illusion qui questionne sur la légitimité artistique. 

Cyrielle : Je ne l’ai pas vu, mais je le regarderai ! Plus récemment, Netflix a diffusé un documentaire que j’ai trouvé passionnant, intitulé Histoire de faussaires : Un chef-d'œuvre d'arnaque, sur l’affaire de la galerie Knoedler à New York qui a participé à la vente de toiles frauduleuses, entre les années 90 et 2010. Pour une majorité, les œuvres n’étaient pas des reproductions d’œuvres existantes, mais des œuvres qui n’avaient jamais été créées par les artistes auxquels elles ont été attribuées. Dans une telle situation, en droit français, ce n’est pas le droit d’auteur qui trouve à s’appliquer (il n’y a pas d’œuvres originales préexistantes), mais sous réserve de remplir les conditions, la loi sur la fraude en matière artistique, ce qui est un tout autre sujet.  

Lia : Toute autre chose, on sait que le vandalisme ou l'atteinte physique à une œuvre peut être sanctionnée. Dernièrement, il y a eu le double scandale autour de l'œuvre de Miriam Cahn, son sujet et ensuite le vandalisme à coup de peinture. On ne va pas épiloguer là-dessus. Mais est-ce qu'un artiste peut décider de ne plus assumer une œuvre, de vouloir l'extraire d'un contexte d'exposition ?

Cyrielle : Exposer plusieurs de ses œuvres au sein d’un musée, comme l’a fait Miriam Cahn, c’est autoriser ce musée à les présenter publiquement et donc à les représenter. Cela signifie donc qu’elle lui a octroyé contractuellement une cession ou une licence d’exploitation, en particulier de son droit de représentation. En principe, l’artiste doit respecter ce contrat et ne pas solliciter la remise des œuvres avant l’échéance prévue pour la restitution, qui a naturellement et généralement lieu après la date de fin d’exposition. Néanmoins, le droit d’auteur, et en particulier le droit moral, donne droit à une prérogative particulière dont nous n’avons pas encore parlé, car rarement utilisée, qui est le droit de retrait et de repentir. Ce droit permet à l’auteur d’une œuvre couverte par le droit d’auteur de faire cesser l’exploitation autorisée de son œuvre ou des droits cédés. Attention, ce droit ne s’applique en cas de ventes d’œuvres en tant que supports matériels, mais uniquement aux cessions de droits d’auteur. Ainsi, si Miriam Cahn l’avait souhaité, elle aurait pu demander le retrait de ses œuvres, ou du moins de l’œuvre objet de la controverse. L'auteur a ainsi, en théorie, la possibilité de tenir en échec la force obligatoire des contrats pour des motifs artistiques et de revenir sur la cession accordée. Cela n’est toutefois pas sans conséquence, car l’artiste devra indemniser son cocontractant du préjudice qu’il lui a causé par ce retrait, en portant nécessairement atteinte à ses obligations contractuelles. 

Lia : Est-ce qu'un artiste peut lui-même détruire son œuvre ? Je pense notamment à Banksy et la programmation de l'autodestruction de l'œuvre mise aux enchères. Comme si cette performance faisait partie de l'œuvre...

Cyrielle : Cette vente a eu lieu chez Sotheby’s à Londres ; le droit anglais s’applique. Je n’en ai ni la connaissance, ni la compétence, donc je te répondrai à l’aune du droit français. Quoi qu’il en soit, le sujet est délicat et nécessiterait une analyse approfondie, mais je vais essayer de te donner quelques éléments de réflexion. Le cas que tu présentes met en exergue tant le droit de propriété de l’œuvre, que le droit d’auteur sur cette même œuvre. Nous n’avons pas encore parlé de cette distinction-là. Brièvement : Outre le droit d’auteur, une œuvre originale fait l’objet d’un droit de propriété, comme tout autre bien. Le droit de propriété, c’est le droit d’user, de jouir et de disposer d’une chose. Lorsqu’un artiste crée une œuvre originale dans son atelier, il est en principe à la fois propriétaire de l’œuvre et titulaire des droits d’auteur, jusqu’à ce qu’il décide, par exemple, de la vendre (il n’est plus propriétaire) ou d’autoriser l’exploitation de l’œuvre (il n’est plus totalement titulaire de tous ses droits patrimoniaux). Si l’on considère que Banksy était à la fois propriétaire et titulaire des droits d’auteur de Girl with Balloon, lorsqu’elle a été proposée à la vente, il avait alors en théorie tous les droits pour orchestrer son « déchiquetage ». Il faut néanmoins préciser qu’en matière de ventes aux enchères, le transfert de propriété s’opère au moment de l’adjudication. Cela signifie que lorsque l’œuvre s’est auto-détruite, le propriétaire n’était plus Banksy, mais l’adjudicataire. Banksy aurait dès lors porté atteinte au droit de propriété du nouveau propriétaire, ainsi qu’aux réglementations applicables aux ventes aux enchères ou au mandat de vente qu’il a conclu avec Sotheby’s. C’est d’ailleurs la grande question : qu’a-t-il été convenu entre Banksy et Sotheby’s ? Cette dernière a déclaré qu'elle n'était pas au courant de la modification apportée à l'œuvre par Banksy. Elle a par ailleurs soutenu que l'acheteur était tenu d'honorer son engagement d’achat - affirmation qui interroge en droit français, puisque l’acquéreur insatisfait a la possibilité d’agir contre le vendeur, et à défaut de connaitre son identité contre l’opérateur de vente, en annulation de la vente en cas de vice de son consentement, notamment en cas d’erreur sur les qualités essentielles de l’œuvre. Que l’acte de destruction de l'œuvre puisse être interprété comme une forme de performance artistique, tel que certains l’ont suggéré, peut naturellement ajouter de la complexité à l’analyse. Il en est de même concernant le titre de l’œuvre, de Girl with Balloon, devenu à l’issue du déchiquetage Love is in the bin … En bref, cette vente a suscité beaucoup d'interrogations. 

Lia : Il y a toujours un grand mystère autour de Banksy, c'est une prouesse en termes de communication. 

Cyrielle : Oui, c'est un cas complexe, et intéressant aussi, qui résulte principalement du choix de Banksy de rester anonyme. Ce choix-là relève d’ailleurs de l’exercice par l’artiste de son droit moral, en particulier du droit de paternité d’auteur. En vertu de ce droit, tout auteur d’une œuvre de l’esprit originale a le droit d’apposer son nom ainsi que sa qualité sur auprès de ses œuvres, mais il a également le droit au contraire de ne pas révéler son nom en masquant son identité, en demeurant anonyme ou en utilisant un pseudonyme. Être anonyme ou utiliser un pseudonyme n'empêche pas d’être titulaire de droits d'auteur, dès lors que les conditions pour en bénéficier sont remplies. Néanmoins, le fait de rester anonyme rend plus difficile leur exercice, notamment pour les faire valoir en cas de violation. Banksy utilise des stratégies particulières. Il a créé l’organisme Pest Control Office pour gérer la commercialisation et l’exploitation de ses œuvres. Il a également tenté, par le biais de cet organisme, de déposer des marques pour protéger ses œuvres, mais ces dépôts ont été refusés, en raison de leur incompatibilité avec les critères de protection du droit des marques, entre autres. 

Lia : Depuis quelques années via les réseaux sociaux, on se retrouve face à une multitude d'images, on assimile des inspirations sans toujours pouvoir connaître la source des images - même si on a l'option d'enregistrer des éléments - le flot est continu. Un ami pointe les  réseaux sociaux comme "l'open bar du pillage", dans un sens c'est assez juste. Même si Instagram permet de diffuser, partager des créations, on s’expose au risque d'être copié. Et tout le monde n'a pas les moyens d'entamer des procédures pour protéger des créations, même si en France, nous avons l'ADAGP qui permet de gérer les droits d'auteurs. Là où je voulais en venir, c'est qu'en l'absence de moyens pour se protéger, on assiste de plus en plus à des accusations publiques diffusées sur les réseaux qui, lorsqu'elles ciblent une personne en particulier, peuvent être apparentées à un lynchage médiatique. La copie est une atteinte violente au droit d'auteur et quand on se sent dépossédé, la réponse sur les réseaux est forcément aussi agressive. Que penses-tu de cette façon de procéder publiquement ? 

Cyrielle : Je pense qu’il faut faire très attention et se montrer d’une grande prudence, et ce quand bien même l’artiste dont les droits sont bafoués a toutes les raisons d’en vouloir à celui qui lui porte atteinte. Entrer dans un processus d’accusation publique n’est pas, à mon sens, la solution et peut finalement mettre tout le monde dans l’embarras, celui qui a porté atteinte mais aussi celui qui accuse publiquement. Nous conseillons de commencer par envoyer directement à la personne concernée, un message privé, en mentionnant l'atteinte causée et le préjudice en résultant. Parfois cela suffit, parfois pas. En parallèle, la majorité des réseaux sociaux propose un formulaire de notification des atteintes. C’est le cas d’Instagram, par exemple, qui permet de notifier des publications qui seraient contrefaisantes. Si la personne persiste à porter atteinte aux droits d’auteur de l’artiste, ce dernier peut solliciter un avocat, afin qu’il adresse une lettre le mettant en demeure de cesser ses agissements et de l’indemniser du préjudice subi. Généralement, une telle lettre permet d’engager des échanges, sans avoir à introduire une procédure devant le tribunal. Et, l’artiste montre ainsi qu’il prend les mesures nécessaires pour défendre ses droits. Ceux qui font le choix de l’accusation publique sur les réseaux sociaux, doivent faire attention à ne pas se rendre coupables de diffamation ou pire de cyber-harcèlement, qui sont des comportements pénalement répréhensibles. 

Lia : Même si on montre par A plus B que l'on a raison ? Même si la personne est en tort. 

Cyrielle : En effet. Si on prend l’exemple de la diffamation, avec laquelle je suis davantage familière, elle consiste à affirmer un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération d'une personne. Il importe peu que le fait en question soit vrai ou faux. Le caractère public (par exemple, une publication ou une story Instagram sur un compte ouvert) ou privé de la diffamation est pris en compte ; lorsqu’elle est publique, la sanction est plus importante. Et, pour information, le délai pour agir en diffamation est très court (3 mois à compter de la publication des propos ou de leur prononciation orale ; il est d’1 an lorsque les propos sont de caractère raciste ou discriminatoire). Une accusation publique peut très rapidement devenir diffamation et donner lieu à une procédure.

Lia : Le lynchage virtuel peut aller très vite, l'emballement mimétique peut faire penser au système lapidaire mais avec une portée dématérialisée à grande échelle. On finit même parfois par oublier la cause de ce déferlement autour du droit d'auteur, de l'originalité d'une œuvre. Sans doute parce que ce n'est pas toujours évident de prouver qu'il y a contrefaçon. 

Cyrielle : Il est vrai que la condition d’originalité peut paraitre subjective, à tout le moins son appréciation par les magistrats en cas de procédure, et qui dépend par ailleurs des démonstrations et argumentations qui seront faites par chacune des parties et leurs conseils respectifs.

Lia : Et qu’en est-il de certaines personnes qui vont s'inspirer du travail d'un artiste, de son univers, jusqu'à tenter d'atteindre son réseau ? Face à ce type d'attitudes, je me dis que ça touche un problème identitaire pour ne pas dire névrotique.

Cyrielle : Ce que tu dis est intéressant. Dans les situations auxquelles tu fais référence, il n’est pas toujours possible de se prévaloir du droit d’auteur, notamment lorsque ces personnes ne reprennent pas des caractéristiques d’une œuvre originale en particulier, mais de plusieurs ou d’un univers artistique propre à un artiste. Dans ce cas, il peut s'agir d'agissements parasitaires. Le parasitisme couvre l'ensemble des comportements par lesquels une personne s'immisce dans le sillage d'une autre afin de tirer profit, sans rien dépenser, de ses investissements ou de sa notoriété.

Lia : La métaphore du parasite est vraiment parlante ! Pour revenir au droit d'auteur, lorsque l'on pratique le collage, on déconstruit des images jusqu'à en effacer la source pour reconstruire une nouvelle image mais la frontière reste ténue. 

Cyrielle : Le collage en tant que tel est considéré comme une technique et ne peut être protégé au titre du droit d’auteur. En revanche, des œuvres de collage le sont dès lors qu’elles sont originales, sous réserve des sources dont tu parles, et des droits d’auteur qui y sont éventuellement attachés (mais cela peut aussi être des droits sur des dessins et modèles ou des marques). Si le collage ne permet pas de reconnaître les sources ou d’identifier des créations préexistantes protégées, il y a, à mon sens, peu de difficultés. En revanche, si cela est possible ou si tu décomposes une seule œuvre – et non plusieurs – pour en faire une nouvelle, tu devrais solliciter l’autorisation des auteurs des œuvres utilisées, au risque de porter atteinte à leur droit d’adaptation ainsi qu’à leur droit au respect de leur œuvre. Lorsque l'autorisation de l'auteur de la première œuvre est obtenue, le collage résultant sera ce qu’on appelle une œuvre composite. La traduction originale d’un ouvrage ou d’un scénario constitue également une œuvre composite. Il y a deux « couches » de droits d’auteur, ceux de l'auteur de l’œuvre en langue initiale, et ceux du traducteur dès lors que sa traduction est originale. Elle sera généralement qualifiée d’originale, lorsque tout en traduisant respectueusement l’œuvre première, le traducteur fera des choix libres et arbitraires pour l’adapter avec justesse et retrouver dans la langue de traduction une structure littéraire et stylistique cohérente et adaptée.

Lia : D'ailleurs, la plupart des titres de films ne sont pas traduits littéralement afin de s'adapter au public de chaque pays.

Cyrielle : Exact. J’ai vécu à Montréal et j’ai découvert, lors de mon séjour, que les titres de films, au Québec et France, bien que francophones, ne sont pas traduits de la même manière. C'est assez drôle, par exemple Pulp Fiction. En France, nous avons gardé le titre anglais, alors qu'au Québec, le titre est traduit "Fiction pulpeuse". (rires)

Lia : L'écriture est une composition entre plusieurs mots, un collage en somme. Si par exemple, on décide de reprendre une citation et de changer l'ordre des mots, on peut difficilement sourcer l'origine de la citation, sauf si on la contextualise. 

Cyrielle : Tout à fait. Et sans même changer l’ordre des mots, il est possible de citer dans une certaine mesure un extrait de film, de livre, de musique, sans autorisation de l’auteur, sous réserve du respect de son droit moral, dès lors que cela est justifié par un caractère critique, polémique, pédagogiques, scientifique ou d'informations. C’est ce qu’on appelle l’exception de courte citation.

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