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ROMAIN MORANDI

Galeriste en design et arts décoratifs du XXème siècle et auteur de l’ouvrage « Chess design » (Editions Norma, Paris, octobre 2022).

Nous nous sommes retrouvées dans sa galerie où nous avons parlé du jeu d’échecs, de son objet et de sa pratique, nous avons également évoqué les raisons pour lesquelles ce jeu a été un objet de créations multiples et d’interprétations, en passant par Marcel Duchamp, Yoko Ono et Stefan Zweig. Entre autres…

Lia : Lors de ma dernière visite à la galerie, tu avais exposé une collection de jeux d'échecs. C'est un jeu qui me fascine et m'intimide à la fois sans doute parce que je ne le maitrise pas.

Romain : Tu ne joues pas aux échecs ?

Lia : Et non.

Romain : C'est une grande découverte ! Dans l'existence, c'est un plaisir rare. Ce qu'on désigne par "Jeu d'échecs", c'est à la fois l'objet et la pratique. Ce qui m'a intéressé, c'est l'asymétrie qui se creuse à travers le temps. À la renaissance, les règles du jeu se figent, les règles telles qu'on les connait encore aujourd'hui, alors que l'objet, lui, ne cesse d'être réinterprété. Le projet de l'exposition et du livre était d'établir un va-et-vient entre la singularité de l'objet, - quelles sont les spécificités du jeu d'échecs ? - et l'histoire de l'art. J’ai cherché à analyser comment les différents courants qui ont animé la création se sont emparés de cet objet témoin, codifié. Le jeu d’échecs c'est 32 pièces sur 64 cases qui dépendent d'une hiérarchie, qui ont chacune un rôle, qui interagissent, qui font système et qui revêtent des formes multiples. Les échecs sont devenus un laboratoire de création tout au long du XXe siècle.

Lia : On pourrait presque y voir un exercice de style. 

Romain : Complètement, l'idée était d'explorer en quoi le jeu d'échecs raconte quelque chose des différents mouvements artistiques tout en questionnant ce qui, dans le jeu d’échecs, avait pu  intéresser les artistes. Le livre qui présente plus de 300 jeux est construit chronologiquement autour de 32 entrées. Il commence avec l’art nouveau, la Sécession viennoise, puis remonte jusqu'à nos jours. L'exposition couvrait, elle, la période de 1900 jusqu'à 2000. 

Lia : Selon toi, pour quelles raisons le jeu d'échecs a-t-il été aussi inspirant pour les créateurs ?

Romain : Les spécificités du jeu d'échecs sont nombreuses. C'est le fini et l'infini. C'est à la fois un territoire délimité et pour autant il offre une infinité de possibilités, en tout cas qui échappent au cerveau humain. Il repose sur un schéma d'alternance, « je joue, tu joues, etc. ». Il pose aussi la question de l'altérité, du double, à travers l'effet miroir entre les deux camps. Certains artistes ont d'ailleurs brisé cette symétrie. Il y a aussi la question de l'antagonisme et du conflit…

Lia : En effet, le noir et le blanc illustrent l'opposition, un peu comme l'ombre et la lumière. C'est métaphorique. 

Romain : Bien sûr. On peut y voir l’affrontement du Bien et du Mal. Il y a dans le jeu d’échecs quelque chose d’éminemment moral. Chez Bergman, dans le "Septième sceau", les échecs gagnent une dimension métaphysique. Tant qu’il gagne, le chevalier voit reculer le moment de sa mort… Dans le livre, je me suis concentré sur l'objet «  jeu d'échecs » mais il a une ramification infinie dans le cinéma, la peinture, la sculpture, la musique que j'aborde en introduction.

Lia : En musique ?

Roman : Oui, John Cage et Pierre Boulez ont travaillé à partir des mouvements échiquéens. 

Lia : Passionnant.

Romain : On peut aussi se pencher sur la hiérarchie entre les figures. Un jeu d’échecs, c'est une contraction du monde social. Il y a la foule anonyme des pions et puis il y a les pièces plus importantes comme le fou, le cavalier etc. Chaque camp forme une micro-société à l’organisation verticale. A travers le jeu d’échecs se pose également la question des valeurs d'usages de l’objet. Le jeu ne répond pas qu’à la fonction de jouer, c'est aussi un attribut de pouvoir, un objet de décoration, un instrument diplomatique voire politique. Ça peut être un objet manifeste aussi ! Je pense à Yoko Ono qui en fait un plaidoyer pacifiste. En opposant les blancs aux blancs elle rend tout affrontement impossible. Si jouer est un art alors l'art est un jeu. 

Lia : Vaste sujet ! Très Duchampien. 

Romain : D'ailleurs, Marcel Duchamp disait "si tous les artistes ne sont pas des joueurs d'échecs, tous les joueurs d'échecs sont des artistes". 

Lia : Ça me fait penser à Mathieu Mercier, grand admirateur de Duchamp, qui a conçu un échiquier également. 

Romain : Juste l'échiquier en revanche, sans les pièces.

Lia : Alors, ce serait un damier ?

Romain : Non, l'échiquier, c'est 8 par 8 et le damier c'est 10 par 10. 

Lia : Oups, mon ignorance est percée à jour ! (rires)

Romain : Dans le livre, j'ai rapproché l'espace de l'échiquier du principe de « cage » développé par Giacometti. Pour Giacometti, « la cage » est l’espace mental dans lequel la forme se conçoit et se déploie. Quand il sculptait, il avait besoin de structurer mentalement l'espace pour penser la forme. L'échiquier de manière abstraite, reprend ce principe-là. Si on procède à une élévation au cube de l'échiquier, on peut visualiser une cage.

Lia : Une projection purement mentale… La dernière fois que je suis passée te voir, tu évoquais "Le joueur d'échecs" de Zweig. Apparemment, il y avait quelque chose qui ne collait pas dans la description du jeu...

Romain : Oui, une inversion. En fait, quand on dispose les pièces sur l'échiquier, on positionne toujours la case blanche à droite, les cases sont codifiées et pour respecter cette codification, il faut respecter le sens de l'échiquier. J'ai un ami traducteur, et apparemment, lorsqu'il a traduit Zweig, l'une des parties décrites lui semblait impossible. Il a tenté de reconstituer la partie qui comporte une erreur. En fonction des différentes traductions, l'erreur disparaissait ou apparaissait. La réponse était simplement qu'il aurait disposé l'échiquier avec la case noire à droite, donc il y aurait eu une inversion spatiale. 

Lia : Est-ce que ça aurait pu être volontaire de la part de Zweig ?

Romain : Je n'en sais absolument rien. Ça pose la question de la traduction, est-ce que le traducteur doit restituer l'erreur ou doit-il rendre la partie jouable ? Ce sont des questions de littérature. 

Lia : Et d'interprétations. 

Romain : Ah l’interprétation ! En histoire de l’art il existe deux écoles. Selon l’école explicative,  l'image serait univoque, elle serait porteuse d’un sens caché qu’il nous faudrait découvrir. On peut a contrario envisager que le rôle de l'historien de l'art est de proposer des éclairages en acceptant une pluralité d’interprétations. 

Lia : On tend vers la sémiologie, d'ailleurs on peut considérer le jeu d'échecs en tant que système comportant des pièces comme un ensemble de signes.

Romain : En effet, si chaque pièce a une existence propre, elle n’existe paradoxalement qu’en relation avec les autres à l’intérieur d’un ensemble plus grand.  Concevoir un jeu d’échecs, ce n’est pas simplement adjoindre des figures, c’est engager une vision du monde.

Lia : Rien d'étonnant à ce que le jeu d'échec a inspiré tant de penseurs, de créateurs.

Romain : C'est aussi, une pratique humaine universelle. On ne s'assît pas partout dans le monde sur une chaise, on ne mange pas partout dans le monde avec des couverts, on joue aux échecs partout dans le monde. Le jeu apparait dans le bassin indien, il est introduit au Magreb à travers les invasions arabes, gagne l'Europe par l'Espagne et se répand dans le monde chrétien qui va ensuite l'exporter en Amérique du Nord et en Amérique latine. Et puis, dans l'autre sens, vers l'Asie. C'est devenue une pratique universelle. 

Lia : Une amie m'a parlée d'un jeu d'échecs Viking en Ivoire qui daterait du XIIe siècle exposé au British Museum. 

Romain : Oui, c'est le jeu de Lewis, sculpté dans des dents de morses. 

Lia : Naïvement, je pensais que c'était un jeu occidental.

Romain : Pour quelles raisons ? 

Lia : Le roi, la reine, la tour... Le vocabulaire attenant au jeu sans doute.

Romain : C'est ce que tu projettes. C'est marrant, parce qu'il faut bien nommer les pièces mais en revanche, la manière dont on les désigne ne renvoie forcément pas à la forme qu'elles prennent. Ce qui est fascinant, c'est que toute la symbolique traditionnelle associée aux pièces vole en éclat au XXe siècle. Le cavalier ne prend plus systématiquement l’allure d’un cheval… Il y a la question figuration / abstraction qui revient beaucoup. C'est une grande ligne de force, de tension qui traverse la création au XXe. 

Lia : En s'éloignant de la représentation des figurines classiques, les créateurs qui ont interprété les pièces de manière abstraites ont presque relevé un défi au sens sémiologique. 

Romain : Les pièces, même abstraites, conservent une hiérarchie. L'important n'est pas tant ce que représentent les pièces, ce qu'elles disent du réel, ce qui importe c'est la hiérarchie, le système qui existe entre elles. 

Lia : Pour qui est novice en la matière, comme moi, c'est d'autant plus intimidant.

Romain : Parce que ça ne correspond pas à l'idée que l'on se fait du jeu d'échecs traditionnel. En 1944, a lieu à la galerie Julien Lévy l’exposition "The imagerie of Chess" qui a réuni Max Ernst, Man Ray, Breton, Duchamp, Calder etc. Ce qui est rigolo, c’est que dans l'absolu on n'a même pas besoin de l'objet pour jouer aux échecs. Un joueur moyen s'appuie sur l'objet, parce qu'il ne peut pas se souvenir de tous les déplacements, jouer de tête c'est extrêmement difficile. Mais pour les plus grands joueurs, il s'agit d'un exercice strictement intellectuel. Et donc, quelle est la valeur ajoutée de l'objet ? C’est l’expérience sensible. L’expérience du jeu diffère en fonction de la taille de l’objet, de sa préciosité, de sa lisibilité, c’est-à-dire de la complexité du système de représentation qui lui est associé. Il faut pouvoir distinguer les pièces.. Tous les jeux n'offrent pas la même expérience même si les règles sont les mêmes. Certains créateurs ont poussé l'expérience à l'extrême, je pense à Takako Saito à qui l’on doit un jeu d’échecs olfactif. Toutes les pièces ont la même apparence mais ce qui les différencie ce sont leurs odeurs.

Lia : Les échecs nécessitent une concentration permanente et donc matérialiser les mouvements de la pensée à travers l'objet permet de poser son regard sur le jeu, de faire une pause et d'inclure une temporalité. 

Romain : Oui, l'objet permet d'éviter un effort de mémoration. Quand tu joues de tête, il faut développer une stratégie, une tactique, tout en se souvenant de la position de chaque pièce. 

Lia : A ce stade, ça relève du génie. 

Romain : J'en suis incapable mais certains bons joueurs le font de manière simultanée. On peut commencer intuitivement, on apprend plus ou moins consciemment mais si on veut progresser, il faut bosser. Il y a certains grands principes de jeux qu'il faut maitriser pour accéder à un niveau plus élevé. Les grands joueurs composent avec ce qui les a précédés en étudiant les parties. 

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