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MATHIAS KISS

Artiste plasticien

Sur sa courte biographie Instagram, on peut lire “Sortir du cadre, du déterminisme scolaire et social. Apprenti à 14 ans, puis ouvrier et s’en affranchir…” Au delà de l’artiste, Mathias Kiss est un mec libre et anti-conventiel qui met autant de ferveur à travailler qu’à pousser les limites. Nous nous sommes retrouvés dans son atelier où nous avons parlé de labeur, de rigueur, de la place de l’individu au sein d’un collectif, de la nécessité de savoir construire pour déconstruire, mais aussi du ciel et de Colombo. Entre autres…

Lia : Est-ce un hasard que ton atelier soit juste à côté des Compagnons du devoir du tour de France ? 

Mathias : C'est un retour aux sources ! Je dirais que rien n'est dû au hasard. Effectivement, quand je suis venu visiter le lieux et que j'ai réalisé que c'était juste à côté, je me suis dit "ok, la boucle est bouclée" ! (rires) 

Lia: Entre ta formation chez les compagnons et ton travail artistique, je suis impressionnée. Tu n'hésites pas à déconstruire, transformer, détourner, je pense aux œuvres en miroirs notamment. Et justement pour déconstruire, il faut savoir construire. C'est d'autant plus fort avec tout ce que tu as pu assimiler durant ton parcours au sein des compagnons. 

Mathias : Pour t'expliquer en quelques mots, je viens de l'échec scolaire, j'avais arrêté l'école au milieu de la quatrième, donc je n'avais pas encore l'âge d'être apprenti, j'ai donc fait un CPA, c'est un cours préparatoire aux apprentissages. Dans les années 80, ce n'était pas du tout à la mode, l'an 2000 pointait son nez, c'était l'époque du minitel et tout le monde voulait être graphiste. Et dans la peinture en bâtiment, il n'y a pas la noblesse du bois ou le côté technique de l'électricité, donc dans l'inconscient collectif, tout le monde pouvait être peintre en bâtiment. Je peignais des chiottes, des prisons, je décollais du papier peint ! Et quand j'ai eu mon CAP de peintre en bâtiment, j'ai pu faire une formation de peintre vitrier. Le midi, je raclais les manches de brosses avec les bouts de miroirs. Si je n'avais pas fait ça, je n'aurais sans doute pas fait mes miroirs froissés qui sont la manifestation d'un geste de colère, rien à voir avec une approche esthétique. Chez les compagnons tout est symétrique, tout doit être de niveau, il y a des règles à appliquer.

Lia : Finalement, on y revient, peu de place au hasard ? 

Mathias : Aucune place au hasard. Tant que j'apprenais, je trouvais tout ça génial jusqu'à ce que je réalise qu'on faisait du faux vieux sur des monuments historiques alors j'avais envie de redonner de la vie à ces lieux chargés. J'avais l'impression que si on claquait une porte du Louvre, j'allais rester emmuré ! Ça me semblait figé, conservateur. Je voulais redonner vie à tout ça, je voulais que ça puisse intéresser ta fille et que ça ne laisse pas insensible ton père non plus. Je ne suis pas pour tout brûler et faire autre chose, je suis plus pour faire évoluer les choses en rendant vivantes les corniches... Les miroirs froissés, c'était surtout un geste de révolte parce que j'avais été malheureux d'être placé dans ce bordel, j'avais besoin de m'en libérer. Aujourd'hui, je me rends compte que c'est l'ouvrier qui a voulu se libérer en devenant artiste. 

Lia : Je comprends, quand j'étais ado, les formations professionnelles type CAP étaient encore dévalorisées en France, on appelait ça injustement "voie de garage", il y avait un réel mépris social.  Depuis seulement une dizaine d'années, on assiste à une revalorisation des savoirs-faires, de l'artisanat. 

Mathias : Si à l'époque j'avais su que je ferai ce que je fais aujourd'hui, je n'y aurai pas cru. A l'époque, il y avait un tel déterminisme, une formation de peintre en bâtiment n'offrait aucune chance. A vingt ans, je touchais du bois pour aller jusqu'à la retraite et ne pas mourir de faim vu le contexte de l'époque avec la guerre du golfe, j'étais en phase avec les réalités économiques.. Alors qu'à vingt ans t'as juste envie de foncer ! En plus j'ai eu ma fille à 23 ans, ça te donne pas trop envie de faire une année sabbatique en Inde.

Lia : C'est fascinant, malgré une formation que tu n'avais pas choisie, malgré le déterminisme typiquement français à te mettre dans une case, ce que tu fais artistiquement aujourd'hui matérialise cet élan de liberté.

Mathias : Bien sûr, la rigueur, le savoir-faire. Tu sais, quand je prenais trois RER pour aller travailler et qu’une fois arrivé au Château d'Ecouen, le bus venait de partir et qu'il fallait attendre encore 20 min dans le froid - à l'époque, il n'y avait pas d'horaires précis, pas internet - si j'arrivais à 8h05, on me disait, "Bibi t'as 55 min d'avance, tu dégages, tu reviens à 9h". C'était rude, on chiait dans des sacs plastiques parce qu'on n'avait pas accès aux toilettes... Pour se taper tout ça, c'est que vraiment t'avais pas le choix. Et je n'avais pas le choix. Aujourd'hui, mon job c'est pas de me réveiller le matin en caressant un arbre pour trouver l'inspiration, mon job c'est de me lever tôt, de nettoyer mes brosses, de peindre, enfin ce que tu connais aussi. 

Lia : Beaucoup de personnes pensent que l'artiste dispose de tout son temps et certaines personnes peuvent même se vexer parce qu'on n’est pas dispo. Certes, nous n'avons pas d'horaires de bureaux, de notions de week-end - sauf avec les enfants - nous sommes amenés à travailler sans penser aux RTT, au 13e mois, et quand il n'y a pas de rentrée financière nous n'avons pas le chômage. C'est presque oppressant de devoir justifier de la façon dont on gère notre temps alors qu'on doit se concentrer pour continuer, persévérer.

Mathias : C'est vrai... L'autre jour une nana m'avait contacté pour venir à l'atelier, je l'appelle à l'heure où elle devait venir, elle m'a répondu qu'elle sortait d'un dej dans le 16e et qu'elle allait venir. Je lui ai dit de ne pas venir. C'est dingue de penser qu'on est à la disposition des autres !

Lia : Ça me met hors de moi ce type d'attitude. Au-delà du manque de respect, les clichés ont la vie dure ! 

Mathias : Y a un autre truc, quand j'entends des mômes de 20 ans qui sont aux Beaux-Arts me parler de leurs œuvres, je me dis Wow ! L'école favorise vraiment ça, je m'en sens très éloigné. J'ai déjà du mal à dire que je suis artiste alors que c'est mon métier. Je me lève le matin, j'ai des horaires, c'est un travail, je dois vendre des choses, c'est pas un gros mot non plus, j'ai des enfants à nourrir, je suis ravi de payer les impôts, de tendre la main aux jeunes. Je prends beaucoup de stagiaires, j'ai été apprenti, ça fait partie de ma démarche de former des gens. Être artiste ce n'est pas être un marginal, un saltimbanque - qui est pour moi une forme de snobisme. Je ne me déguise pas avec les cheveux gras pour faire des barbecues à Montreuil le week-end.

Lia : Je comprends, j'ai aussi du mal à me définir comme artiste, précisément parce que ce titre est plein d'ambiguïtés, d'autant plus depuis quelques années, un peu fourre-tout. Mes parents étaient tous deux artistes, je suis une enfant de la balle, j’ai vu la magie et tous les sacrifices aussi qu’ils ont dû faire par rapport à leurs choix de vie. Aujourd’hui, tout le monde est artiste, forcément, ça donne un statut sur Instagram sans trop se creuser... Avant, les bourgeoises ouvraient des galeries payées par leurs papas ou leurs maris, maintenant elles sont artistes. Ça porte à confusion. (rires)

Mathias : C'est tellement vrai ! (rires)

Lia : Pour revenir aux écoles d'art, il n'y en a jamais eu autant, privées et publiques, ce qui donne l'illusion que c'est facile, alors que non, c'est loin d'être aussi romantique qu'on aimerait le croire. Comme tu le disais à juste titre, si on n’a pas de bagage financier, il faut trouver la rigueur de travail, se préserver des distractions, trouver son rythme, nourrir la famille, et tout ça alors qu'on est souvent face à une forme de solitude. 

Mathias : C'est marrant que tu parles de ça, oui on est complètement seul. Moi qui viens du groupe avec les compagnons, le groupe avec tout ce que ça implique. Les compagnons, c'est entre le clergé et l'armée ! (rires) C'est génial quand on en est parti. Le groupe, c'est très singulier, si tout le monde va manger un grec le midi et que toi tu décides de manger japonais, on t'exclus, c'est corporatiste. Il y a presque une négation de l'individu. Tu sais souvent dans les interviews, je dis "nous", "on", parce que chez les compagnons c'est pas toi qui a fait la corniche, la corniche qui est là depuis 200 ans a été refaite et refaite avant toi. Tout ce que je fais est forcément lié aux compagnons, c'est toute l'ambivalence aujourd'hui en tant qu'artiste, en tant qu'individu. Je n'ai pas connu l'époque du smartphone quand j'étais chez les compagnons, mais j'imagine que personne ne se prendrait en photo devant une réalisation - c'est l'inverse de la "génération selfie". Mais chez les compagnons, il y a aussi la notion de famille, d'être soutenu, un peu comme une colonie à la dure. Et d'arriver tout seul, d'être presque coupé du monde, il y a des jours où j'ai presque envie de bosser à la boulangerie du coin pour dire "bonjour", papoter. 

Lia : Je vois très bien. C'est la raison pour laquelle, les conversations avec mes pairs me sont essentielles dans ma démarche, c’est un peu comme des “pauses cafés” (rires). Questionner les autres, être dans l'échange, me permet de sortir de ma bulle, de trouver des réponses. 

Mathias : C'est complètement ça, c'est presque catalytique !

Lia : Je peux te demander pourquoi tu as les ongles aussi longs ?

Mathias : Alors, j'ai toujours eu les ongles longs, je m'en sers comme outils, c'est le prolongement de mon corps. Que ce soit pour manier les feuilles d'or ou pour racler la surface, je dévisse les visses avec, ça me sert aussi de parechoc. Ce serait impensable d'avoir les ongles courts. 

Lia : D'ailleurs, en ce moment, je travaille avec de la feuille d'argent sur des masques, que me conseillerais-tu pour vernir ? 

Mathias : Si tu mets du vernis, tu vas perdre la brillance de ta feuille, il n'y aura plus d'intérêt. Il faut mettre du fixateur en spray, tu sais comme pour fixer le fusain. 

Lia : Et ta marche d'escalier avec la feuille d'or, tu l'as protégé comment ?

Mathias : J'ai mis un vitrificateur mais ça va s'user forcément ! Pour moi, l'or qui est lié au pouvoir de séduction politique ou religieux, j'ai fait volontairement cette marche en or pour la piétiner. 

Lia : Et le ciel ? Parlons-en !

Mathias : Ah le ciel ! L'enfant tourmenté que j'étais, en colère, malheureux - la liste pourrait être longue - le ciel c'était une fenêtre au bout du tunnel, je pouvais m'y projeter. A 14 ans je devais décaper des volets, je poussais les tours d'échafaudages de chantier avec les gens en haut, les peintres qui faisaient le ciel, tu vois la symbolique ? J'étais en bas, je regardais en l'air. Je voyais une forme de liberté, d'évasion dans ce savoir-faire et j'avais l'impression que c'était des magiciens. Ce qui est génial, c'est qu'avec un verre de peinture et beaucoup d'eau, tu fais des surfaces incroyables !

Lia : L'imagerie des ciels est infini.

Mathias : Oui, le bois à un graphisme, le marbre à un graphisme, la feuille d'or n'en a aucun, que ce soit toi ou moi, c'est le même résultat.

Lia : C'est juste une technique au-delà même du savoir-faire.

Mathias : Et dans le ciel, toi tu vas voir un rhinocéros, d'autres vont voir un loup, chacun à une interprétation propre, il y a quelque chose de ludique, d'innocent, d'international ! On a tous cette chose en commun. 

Lia : Oui, les paréidolies du ciel ! Aucun ciel n'est pareil, il est mouvant. Ma mère ne se lasse pas de les photographier quotidiennement.

Mathias : C'est le symbole de la liberté ! Mon rêve le plus cher serait de peindre des ciels dans les prisons, c'est vraiment une façon de repousser les murs, de s'évader. C'est une fenêtre sur l'extérieur. On plonge dedans, un peu comme quand on est au bord de la mer et qu'on regarde sans vraiment regarder, un peu fatigué. Pour moi, le ciel amène à une réflexion.

Lia : Un peu comme le miroir. On pense forcément à Lewis Caroll, à ce qu'il y a à travers le miroir, ce que la surface dévoile de nous, au-delà même de notre reflet, qu'est-ce qu'on projette ? 

Mathias : C'est vrai ! Même un carré bleu est un ciel dans lequel se projeter !

Lia : Et dans cette logique, même un plafond blanc peut nous amener vers des réflexions qui dépassent ce que l'on voit.

Mathias : On a besoin de se support d'imaginaire, d'ouverture. 

Lia : C'est ce qu'on enlève à la génération Tik Tok, on leur retire le temps de la contemplation, le temps de prendre le temps, de fixer l'attention, l'apprentissage de la patiente, tout va trop vite. 

Mathias : Je parlais avec des ados qui trouvaient même qu'un film c'est trop lent, et j'ai appris que sur netflix tu pouvais accélérer ! Alors que moi, mon péché mignon, tu peux demander à David Herman ce que je fais le samedi soir, je regarde Colombo sur TMC à 21h, même si je les ai tous déjà vu trente fois ! Ce que j'aime c'est qu'il ne se passe rien, le mec marche, il ouvre un placard dans la cuisine, tu te dis "il va y avoir un mort, bah non, il y a des verres". (rires) C'est tellement contemplatif, les décors sont sublimes, les costumes. Moi, j'aime ça, le côté chausson, la non-action. Il représente l'inverse des gens de pouvoir représentés comme grands, parfaits, lisses, intelligents. Colombo est un personnage quelconque, banal.

Lia : Le mec qu'on croise et qu'on ne remarque pas, dans le fond, c'est profondément humaniste. Il ne nous invite pas à nous projeter en lui mais à ouvrir les yeux autour de nous, et on y revient, dépasser la surface lisse ! 

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