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MATALI CRASSET
Designer
Nous nous sommes retrouvées dans son atelier et lieu de vie où nous avons parlé des couleurs et de la vie en communauté, de la matérialisation des idées, de l’ennui et des temps longs. Entre autres…
lia : Je me souviens de votre projet « Quand Jim vient à Paris » pour Domeau & Pérès , dont le titre évoque une histoire, un scénario.
matali : Je ne voulais pas faire de mobilier en essayant de suivre cette façon de faire à la française, c'est-à-dire un peu bourgeoise, une peu belle élégance française. Ça ne m’intéressait pas de m’inscrire dans cette filiation là, je préfère travailler plutôt sur des scénarii de vie, en essayant de ramener les notions d’hospitalité, de partage, de vivre ensemble. Et quand j’ai dessiné ma première pièce de mobilier, c’était avec ce Jim. Et comme c’était un projet évolutif, ça permettait de commencer une histoire. On voit toujours l’objet fermé et après il faut l’imaginer ouvert.
lia : Un peu comme des legos.
matali : Oui, et pragmatiquement, j’ai choisi un titre qui aide à voir plus loin plutôt que de dire que c’est un lit d’appoint et voilà, « quand Jim vient à Paris », je lui offre l’hospitalité.
lia : Une invitation à imaginer l’histoire autour de l’objet.
matali : Oui, la vie qui va avec parce que c’est la vie qui m’intéresse.
lia : Votre rapport aux couleurs est également en lien avec votre conception de la vie ?
matali : Oui, pour moi, la couleur c’est la vie. Quand on ne met pas de couleurs c’est qu’on a un peu peur de vivre. La couleur fait partie de nous et pourtant on se retient dans l’usage de la couleur comme si ça voudrait dire qu’on n’est plus civilisé. Alors qu’on sait les bienfaits des couleurs dans le quotidien. Je me souviens d’être allée au Mexique dans un endroit très pauvre, il y avait beaucoup de couleurs et les yeux des gens pétillaient. Je voyais bien qu’il y avait une corrélation entre l’envie de vivre et la façon dont on porte les couleurs.
lia : Je pense à Joseph Beuys qui malgré son apparente sobriété vestimentaire essentiellement dans les tons gris, noir et blanc, dans le but de s’alléger l’esprit, employait ponctuellement des couleurs au sein de ses œuvres. Rarement mais jamais choisi au hasard.
matali : C’est un peu l’habit qui fait le moine. Beuys était un artiste qui faisait des installations, il était dans un ascétisme, une posture. Et si l’on ne travaille que deux ou trois matières, c’est plus facile à lire. Il utilise les couleurs comme un artiste.
lia : En parlant de posture, je pense à un oncle qui travaille dans l’art contemporain et s’habillait toujours en noir. Un jour il est allé consulter une thérapeute en couleurs qui lui avait conseillé de porter de l’ orange. Il ne voulait pas changer vestimentairement alors elle lui a conseillé de porter un t-shirt orange sous ses pulls. Elle lui avait aussi fait remarqué que la couleur noire captait toutes les énergies et qu’il ne fallait pas porter les mêmes vêtements noirs deux jours d’affilés. Ça m’a beaucoup marqué.
matali : Ce n’est pas un hasard ! (rires) Il y a ce que l’on porte et ce que voit l’autre.
lia : En effet, une sorte d’effet de réverbération. Nos tenues, nos postures comme les objets qui nous entourent sont des marqueurs de nos personnalités. Ici, nous sommes dans votre espace de travail et votre espace de vie où se côtoient toutes sortes d’objets, d’œuvres…
matali : On travaille comme ça, ça fait partie de la vie ! (rire) Nous ne sommes pas dans la posture d’un studio de co-working, cette image ne nous intéresse pas. On s’intéresse au vécu, on a un mode de fonctionnement qui permet d’allier la vie et le travail.
lia : Votre travail, c’est une manière de matérialiser les idées. J’avais entendu dans le podcast du goût de M que vous évoquiez 80% de réflexion et 20% de matérialisation.
matali : Oui, avant de matérialiser il faut avoir l’intention, ce que l’on veut donner aux gens, quelle direction on veut prendre. Et si cette partie est claire, après la forme, la couleur, tout suit naturellement.
lia : Vous avez également réalisé les kiosques à journaux que l’on croise à Paris, vous travaillez aussi sur des logements sociaux ?
matali :Ce sont des maisons, la maison design pour tous, pour le bailleur social Vilogia. La phase de construction dans la commune de Wattrelos, près de Lille, va démarrer. J’avais commencé par les objets, ensuite j’ai réalisé de la scénographie assez expérimentale et puis aujourd’hui je travaille sur des microarchitectures. Je ne suis pas intéressée par réaliser des projets énormes, je suis dans l’échelle humaine, celle de la communauté. Parce qu’on sait comment les gens peuvent interagir ensemble, c’est un peu l’idée, c’est mon champ d’action.
lia : Que ce soit à travers les objets ou les espaces à vivre, il y a cette idée de circulation qui invite aux échanges, aux interactions humaines ?
matali : Oui, cela a beaucoup d’importance la façon dont on organise l’espace par rapport aux interactions. Moi, j’essaye de retirer les codes statutaires parce qu’à partir du moment où on retire ces codes, beaucoup de choses peuvent arriver. Les codes statutaires interdisent par exemple de jouer avec des objets, de les déplacer même, pour moi, c’est contre-productif. J’essaye de revenir à la genèse de la chose, par exemple, les accoudoirs d’un fauteuil sont apparus sur une chaise où l’on plaçait le patriarche au bout de la table ou le noble pour montrer son pouvoir, vous voyez ? Aujourd’hui, on peut bien questionner tous ces codes que l’on a hérités !
lia : Une façon d’asseoir une autorité.
matali : Ce sont des postures de bienséance qui ne sont même pas bonnes pour le corps.
lia : Comme certains patrons qui placent leur bureau sur des estrades pour avoir l’ascendant sur les employés.
matali : Il y a ce très beau film de Jean-Paul le Chenois, 1949 avec Bertrand Blier « L’école buissonnière », qui raconte l’école de Freinet, et la première chose que le professeur fait en arrivant en classe c’est de brûler l’estrade pour être au même niveau que les enfants. C’est très fort symboliquement. Aujourd’hui, il reste encore pas mal d’estrades à faire disparaître dans notre société.
lia : En évoquant l’enfance, l’éducation, qu’est-ce qui vous a amené à penser et créer des objets, des espaces ?
matali : C’est un long processus, enfant, je savais que je ne voulais pas rester dans ce village de 80 habitants, il fallait que je parte. En 3e, j’étais allée faire un stage chez un architecte, j’avais complètement oublié parce que ça ne s’était pas très bien passé, c’était un architecte un peu snob. J’avais mis ça de côté et j’ai re-tenté l’histoire à Bac + 3. Enfant, je m’étais beaucoup ennuyée aussi, c’est assez contradictoire, parce qu’à la campagne on avait tout mais en même temps à l’adolescence, on s’ennuyait.
lia : L’ennui est l’une des caractéristiques de l’adolescence. C’était un passage obligé, enfin, il me semble. Et aujourd’hui, on fuit l’ennui, on comble le temps. Quand ma fille me dit qu’elle s’ennuie, je lui réponds que c’est génial, c’est dans ces moments que des idées peuvent surgir. Il peut y avoir quelques minutes pénibles, comme un trou béant mais c’est la beauté de la chose.
matali : Notre relation au temps a changé, vivre dans le moment présent.
lia : Le premier confinement a été révélateur de notre perception du temps et de notre capacité à faire des choses. L’espace temps suspendu mondialement, c’était dingue.
matali : Tout à fait, on était face aux temps longs. J’ai beaucoup dessiné parce que je n’avais jamais pris le temps de dessiner avant. Pour dessiner c’est comme écrire, il faut des temps longs, il faut pouvoir se plonger dans l’imaginaire. J’ai rempli des carnets et des carnets de croquis. Cela a donné naissance à un livre, les Trognes publiés aux Presses du Réel et puis des céramiques, des sculpures, un néon, des animations…
lia : Vous avez pu explorer d’autres facettes de votre créativité.
matali : En effet, parce que tout était à l’arrêt, j’ai pris le temps. Sinon, je fais corps avec mon métier, j’ai du mal à dissocier ma vie de mon travail. C’est vraiment l’idée de penser qui m’intéresse, ça nourrit le projet de vie. Réfléchir au concept, voir s’il rayonne, ce sont des moments assez jouissifs. Dans la création, il y a des moments presque surnaturels qui surgissent.
lia : Quand les idées se matérialisent, il se passe quelque chose d’électrique. Mon père me disait toujours qu’il y avait une différence entre « idées » et « inspirations », les idées on peut en avoir à foison mais les inspirations sont les idées qui se manifestent et matérialisent.
matali : Oui, une inspiration serait ce qui nous permet de faire un saut créatif alors que tout le monde peut avoir des idées et tant mieux.
lia : Pour revenir au confinement et à tout ce que l’on a traversé depuis deux ans, c’est intéressant la façon dont certaines prises de consciences ont surgit.
matali : Beaucoup de gens sont entrain de réfléchir à leur chemin de vie et qui passent à l’action, pas assez à mon goût parce qu’au niveau écologique ça n’avance pas beaucoup. C’est dramatique. A un moment, on avance tous en dissonance cognitive même si on a envie de changer. On va voir avec les élections si des choses vont changer mais beaucoup de gens risquent de se réfugier dans l’idée de ne pas vouloir changer face à l’inconnu.
lia : La peur a toujours été de mauvais conseils. Nous traversons une période post-traumatique face au covid et tout ce que cela impliquait et hop, le contexte avec la guerre en Ukraine nous plonge à nouveau dans une forme d’obscurité.
matali : Tout le monde est entrain de penser à un lieu de repli. Explorer d’autres territoires, imaginer des écosystèmes différents.
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