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MICHEL POIVERT

Historien de la photographie, auteur et commissaire d'exposition.

Nous nous sommes retrouvés chez lui où nous avons questionné les images, de la réflexion qui les entoure autant que de leur production, nous avons discuté autour de l’analogique, du processus créatif, des collages et des photos-collages comme une forme de manifeste, de l’”instagrammable”… Entre autres.

Lia : En ce moment, je me pose beaucoup de questions concernant la production d'images face à la profusion d'images à laquelle nous faisons face au quotidien à travers les écrans. 

Michel : En observant la photographie et en défendant certaines valeurs aujourd'hui, sans pour autant revenir sur le débat sur le modernisme, je pense que les artistes retravaillent vraiment leur médium. Face à la gravure, la lithographie, la sculpture, la peinture, au film, les images, au contraire, ont pris une place très liquide, très vaporeuse. Les images passent, filent, disparaissent, elles se stockent plus ou moins bien. C'est intéressant de produire à l'intérieur de son médium, de l'interroger, le travailler pour aboutir ou pas à une image. En tout cas, dans la photographie, c'est assez clair, ce sont des artistes qui posent la question du dispositif, de la matérialité, de la tangibilité... J'ai l'impression que c'est là que ça se passe. 

Lia : Comme un fil qui se tisse entre le processus créatif et la matérialité ?

Michel : Une matérialité peut être liée à un propos documentaire. Il ne s'agit pas d'opposer quelque chose qui serait plasticien à quelque chose de documentaire. On a des photographes qui questionnent le monde mais qui le font en interrogeant ce qu'est la photographie. Ce n'était pas vraiment le cas il y a une quinzaine d'années où finalement on avait pour beaucoup adapté la technologie numérique à son savoir-faire, parce que finalement il n'y a pas tant de différence que ça dans le processus de création mais quand on se pose la question du médium, on ne se satisfait pas de produire une image. 

Lia : Finalement, à partir de la réflexion qui entoure le processus créatif jusqu'à sa matérialisation face à l'immédiateté de la production de certaines images, la notion de temporalité devient elle même une clef de réflexion.

Michel : Je pense que la temporalité est fondatrice, effectivement on a une capacité à visualiser et à produire des images de manière extrêmement rapide mais on est tous prit dans un phénomène d'accélération, je dirais presque d'addiction, c'est toujours plus, même dans le processus de travail, on devient multi-tâches. Pour moi, c'est lié au système économique et politique, on est toujours sur le délire de la révolution industrielle. Et les processus de créations qui interrogent les dispositifs, qui vont passer du temps autour de la question de la matérialisation, ces processus de créations installent un temps, qui selon moi, est déjà à contre-temps, c'est une attitude critique. Prendre son temps, regarder longtemps, utiliser des dispositifs comme la chambre ou aller au labo, ce n'est pas forcément lié au savoir-faire historique ou complexe, mais c'est produire en faisant du temps un allié. Tous les philosophes contemporains parlent du ralentissement, de la décélération, je pense que c'est une donnée anthropologique majeure à tous points de vue. Regarder tranquillement, toucher, savourer, comprendre, revenir, raturer tous ces phénomènes sont intuitivement une position, pas une posture mais bien une position par rapport à l'environnement dans lequel on se trouve. Les créatifs sont des gens qui ne s'arrêtent jamais, qui sont prit par un besoin de s'exprimer constant mais c'est aux créatifs de donner le rythme autrement ce serait des prestataires de services "culturelo-artistique"... Le temps est exigé de la part de l'artiste, c'est essentiel. 

Lia : Je ne sais pas si je m'éloigne trop, mais ça me fait penser à la période du covid, lorsque nous étions tous confinés et que pour la plupart des personnes, les yeux étaient trop souvent rivés sur les écrans. Le flux incessant des images qui défilaient me faisait penser à une forme d'hypnose imposée au détriment de notre imagination. Et donc, pour revenir à la façon dont on regarde les images, penses-tu que le temps du regard, la façon d'appréhender ce que l'on voit demanderait une nouvelle forme d'apprentissage ? 

Michel : Je lisais récemment un essai absolument passionnant sur lequel je vais me pencher sérieusement "La ville analogique" de Guillaume Ethié. C'est un essai d'urbanisme qui explique qu'avec la culture numérique dans laquelle on baigne depuis une génération, l'espace privé avec le télétravail, les réseaux sociaux est devenu un espace public. Et donc, quand on sort de chez soi, il faut trouver des espaces où l'on peut vivre des relations en vrai, discuter, se poser, arrêter de courir. Ce sont des lieux de sociabilité type jardins, places. Avec la notion analogique, Guillaume Ethié fait bien sûr le parallèle avec la photographie et bien qu'on l'attribue à une dimension technique dans un premier temps, l'analogique est devenue une culture. On s'est rendu compte en archi, en urbanisme, en musique, en photographie, que ce fameux temps dont on parlait tout à l'heure, on pourrait presque l'appeler "le temps analogique". C'est un temps qui va durer, qui se dilate, un temps de la contemplation, un temps du travail manuel, un temps de la cohabitation avec les autres. On l'a vu depuis l'après covid, les moments de convivialité sont courus par tout le monde comme un besoin de vie analogique. C'est passionnant.  Je veux travailler dessus à partir de mes connaissances et expériences de l'analogique en photographie, en dressant les perspectives avec tous les autres champs de création. L'analogique n'est pas une question technique mais un enjeu culturel. On va s'en apercevoir maintenant parce que ça fait 20 ans que ça dure, l'analogique est né de la notion d'obsolescence selon moi. L'obsolescence n'est pas une donnée péjorative mais quelque chose qui s'ouvre vers un phénomène très intéressant, c'est à la fois sa présence et à la fois son inactualité. Ça veut dire qu'aujourd'hui, l'obsolescence nous propose un temps dilaté et travailler l'analogique au sens culturel du terme, c'est créer des rapports de contact et de similitudes entre les choses. Les processus créatifs sont complètement pris la dedans. Dans ma mégalo habituelle, je me dis "génial, je vais fonder les Analog Studies" ça n'existe même pas aux Etats-Unis ! J'en frissonne comme un scientifique qui a fait une découverte (rires) Ceci dit il existe une revue scientifique autour des jeux de société analogiques qui interrogent des points de vue anthropologique, esthétique, artistique etcetera. La culture analogique matche complètement avec la question de l'écosophie qui m'intéresse beaucoup, c'est-à-dire toutes les questions environnementales, les questions écologiques, psychologiques et mentales.  Je suis partie de la question de l'écosophie à travers la photographie et dès que je parlais de procédés historiques, on me disait que c'était de la nostalgie. Je comprenais cette réaction mais je réponds que l'on ne peut pas avoir de nostalgie de quelque chose que l'on n'a pas connu, en terme de psychologie, il y a un noeud intéressant, donc ce n'est pas une plainte ou un regret ou un "c'était mieux avant". Ce n'est pas parce qu'on réinvestit, on réinterroge les processus qui sont anté-numériques qu'on veut retourner dans le passé. Je pense qu'on vit en accéléré une révolution à tout point de vue et qui appelle à une sorte de contre-révolution qui est une problématique du Care, du soin. On ne peut pas continuer comme ça, le Burn-out est un phénomène intéressant à observer d'ailleurs. Il y a un effet de domino, la charge de travail d'une personne qui part à cause d'un Burn-out sera reprise par quelqu'un d'autre jusqu'à épuisement, on ne peut pas continuer comme ça. Alors je ne sais pas si c'est lié à mon environnement culturo-artistique mais je trouve qu'il y a beaucoup plus d'abus, d'addictions qu'avant et pas pour des raisons spécialement festives, les gens sont épuisés. 

Lia : En effet, on peut dénoter une sorte de désorientation, particulièrement depuis la période Covid. L'approche analogique me semble aussi pertinente pour rééquilibrer notre façon d'Être au monde. D'ailleurs, juste après le confinement, j'ai été invité à intervenir à l'IFM auprès des étudiants pour la plupart Digitals Native afin de les accompagner dans le processus de création à travers la matérialité des images pour en faire des collages. Une forme de méthodologie visuelle pour réapprendre à composer avec les éléments, à prendre le temps à contre-temps, à ralentir le processus d'assimilation visuelle. 

Michel : Ce n'est pas anodin. Pour pointer la question du collage et du photo-collage, je suis étonnée et en même temps je comprends cette passion renouvelée pour ce type de pratique. Pour moi, j'ai toujours pensé que le photo-collage était une forme manifeste en soi. Au cours de l'histoire cette pratique a toujours été liée à des prises de positions très fortes dans le rapport à l'image, que ce soit politique, féministe, érotique. C'est un langage manifeste. Ce n'est pas pour rien que l'on voit se développer la question du collage et du photo-collage comme une reprise en main des images, on fait soi-même avec la liberté de se saisir de toutes ces images mouvantes. Pour moi, cette pratique va revivre et vivre un moment historique exactement comme au moment des avant-gardes. C'est génial parce que c'est à la fois exemplairement analogique et à la fois iconique par sa complexité visuelle, c'est de l'appropriation, de l'empreinte, du détournement, du formalisme, du dépassement du médium avec des formats qui peuvent varier jusqu'à devenir des installations. 

Lia : C'est exactement pour toutes ces raisons que je pratique le collage analogique et considère ma démarche plastique comme un ensemble de collages. Le collage suppose de déconstruire des éléments qui ne nous appartiennent pas pour se les réapproprier en les articulant en vue d'une narration personnelle. Et comme toi, j'ai constaté un regain de la pratique du collage visible sur les réseaux.

Michel : Oui, tous les créateurs qui font appel à des procédés alternatifs, on les découvre sur Instagram. Nous ne sommes pas à un paradoxe près. 

Lia : Tout à fait. D'ailleurs, lorsque je compose avec des images, avant de coller et de figer la composition, je fais toujours une photographie pour cadrer et voir à travers le prisme d'un écran, sans doute par conditionnement lié à l'utilisation des RS. 

Michel : Alors, je ne suis pas praticien mais j'imagine un pré-collage que l'on va regarder à travers un écran, et en effet, c'est important parce que ce sera un mode de diffusion. Ça me rappelle toujours cette histoire des artistes américains des années 60-70 qui se situaient entre minimalisme, Land art, art conceptuel etcetera auxquels les galeristes demandaient que leur travail soit photographiable. Toutes ces œuvres sont vouées à être diffusées par des revues, des livres et 95% du public ne les verront jamais en vrai. Des boulots qui seront éphémères ou monumentaux ou perdus dans la pampas, on dirait aujourd'hui qu'il faut que soit "instagramable".  Le véhicule de l'œuvre doit non seulement servir mais devient aussi une condition à sa diffusion. Pour revenir au processus de création du photo-collage avec ce moment où on le photographie avant de le diffuser, parce que très souvent on le diffuse sur les réseaux, c'est quelque chose que l'on peut interroger. Ça peut produire des effets un peu troublants, quand on voit les originaux, on peut même être déçu et je pense qu'il faut réussir à passer au-delà de cette déception. Ça m'est arrivé plusieurs fois de voir des tableaux, des sculptures en vrai et avoir une phase de désenchantement. La photographie peut séduire, il faut alors retourner vers l'âpreté de la réalité et de la matérialité, je pense que c'est quelque chose qu'il faut réapprendre. On voit de plus en plus de gens photographier les expositions sans les regarder et donc on passe d'une image "instagrammée" à une image "instagrammable" et finalement on rate quelque chose. 

Lia : Tu parlais de réapprendre à considérer l'âpreté de la réalité, sa matérialité, je te rejoins complètement. Il s'agit aussi de prendre son temps, de ralentir. D'ailleurs, durant le confinement, on parlait souvent du "temps long", qui aujourd'hui nécessite également un apprentissage, celui de la patience. Les smartphones sont des outils incroyables qui comblent le temps, nous donnent l'illusion d'hyper-accessibilité, tout en étant à proximité constante, entre 20 et 40 cm de notre regard. Et quand on se retrouve dans une exposition, soudain, notre corps prend place dans l'espace, notre mobilité nous offre d'autres points de vue, on peut tourner autour d'une sculpture ou prendre de la distance avec une peinture. 

Michel : J'ai fait une très belle expérience, dernièrement, au sein de l'exposition Germaine Richier à Beaubourg. On pouvait faire le tour de toutes les pièces et quel bonheur de pouvoir s'arrêter, tourner, baisser le regard, s'approcher, regarder la matière. La présence des autres visiteurs, c'est important aussi. Et pour revenir à la question du temps et des images, des fois je suis passé à côté de photographies célèbres que je montrais à des étudiants et à un moment donné, je me suis rendu compte que je n'avais pas vu certaines choses ou que je n'avais pas compris. Notamment avec une photographie de Walker Evans qui montre une entrée de maison de paysans, très simple, avec trois fois rien, comme il en avait montré beaucoup pendant la dépression. Et à un moment donné, je présente la photographie sur un très grand écran de l'amphi aux étudiants pendant que je commentais sur mon petit écran d'ordinateur et quand je me suis retourné et que j'ai vu la photographie en grand, j'ai réalisé que je n'avais pas compris la composition de l'image. C'était une très belle leçon. Là, j'ai expliqué aux étudiants qu'on pouvait mettre des années à comprendre une image, puis j'ai commencé à donner des cours autour d'une seule image, animé avec d'autres images en écho, en résonance. C'est génial, on se rend compte que lorsque l'on considère tous les phénomènes qui entourent l'image, une œuvre qui tient le coup, on peut remplir allègrement une séance. C'est une leçon pour tout le monde autour du temps, de prendre son temps, entrer, sortir, revoir, souvent je dis "dormir dessus".

Lia : Comme un temps de digestion nécessaire. Personnellement, quand je vois trop d'images, je finis par saturer, souvent après les rencontres d'Arles, je ressens comme une sorte de vertige et le temps du trajet en train constitue un sas de décompression essentiel. Pour revenir à la notion du temps dans la création et à ce que tu disais au sujet des créatifs qui ont l'esprit en constante ébullition, une question me trouble souvent :  lorsqu'on me demande combien de temps j'ai pris pour réaliser une œuvre. On ne quantifie pas la qualité d'une image photographique par le simple déclic mais par tout le travail de réflexion en amont, un travail inquantifiable. C'est étrange cette nécessité qu'ont certaines personnes à vouloir absolument justifier de la qualité en quantifiant le temps passé. 

Michel : Oui, parce qu'en fait, on ne sait jamais quand ça commence, d'où ça vient, on sait qu'à un moment donné ça se cristallise dans une production et cette production, on peut aussi dormir dessus, y revenir. Il faudrait inventer un concept de temps qui ne serait ni le temps cyclique, ni la flèche du temps avec les notions de croissance et de progrès, mais plutôt un temps mentalisé, le temps du rêve, le temps du sommeil, le temps de l'inspiration, le temps de la mise en œuvre. Et il est certain que le temps de la mise en œuvre, c'est un temps réduit par rapport à ce qui l'a précédé et ce qui va suivre d'ailleurs. Je parlais de la réception tout à l'heure mais je pense qu'une fois l'oeuvre réalisée, il faut l'élever, l'éduquer, la porter, la supporter comme avec un gamin. Souvent on dit "accoucher d'une oeuvre" mais c'est une métaphore un peu galvaudée, il faudrait transformer cette métaphore autour de la filiation, un temps qui viendrait d'un héritage culturel et génétique qui se cristallisait dans une production et qu'ensuite on lèguerait en héritage. Si on veut vraiment englober cette temporalité là, ce serait le temps d'une vie, même plus !

Lia : Ma mère me répond souvent ça, que le temps de réalisation d'une œuvre, c'est le résultat d'une vie. Pour revenir à la première métaphore autour de l'accouchement au moment de la finalisation d'une œuvre, il est juste que l'on peut se retrouver comme vidé, dépossédé par ce détachement incarné par la matérialisation des idées. Phénomène souvent qualifié par une autre métaphore, celle du Baby blues. Et il y aussi la période de gestation creative, encore dans le registre de la maternité, quand quelque chose se passe et nous échappe jusqu'à ce qu'on arrive à saisir le fil pour continuer de tisser. 

Michel : Je pense que ça dépend de la psychologie de chacun. Moi, en tant qu'auteur, j'ai besoin de toujours travailler. Quand je suis entrain d'écrire, je relis comme si je polissais quelque chose, c'est presque érotique, on est dans une bulle, on est en soi, on va chercher dans les tréfonds les mots et les nuances qu'il faut, c'est vraiment jouissif de produire mais une fois que c'est terminé, c'est parti. 

Lia : La libido créative, vaste sujet.

Michel : Mais quand j'ai livré un texte, qu'il est corrigé, je sais qu'il va être publié, je l'abandonne volontiers, je le laisse vivre sa vie. Alors je n'ai pas de Baby blues, ou peut-être que je m'en prémunis, et sans être graphomane, j'enclenche tout le temps un texte sur un autre. Je suis un auteur de commande, j'écris sur sollicitation, sachant que dans chaque sollicitation je poursuis mon fil. D'ailleurs, c'est très marrant quand on regarde les textes que j'écris sur une année, on voit qu'il y a une marotte, je tire toujours les fils dans le sens des questionnements que j'ai. Je vis ma vie d'auteur en contrebandier, c'est un peu ça, mais j'ai besoin des artistes pour écrire. Là, je viens de rendre deux textes et pour la première fois de ma vie, j'attaque l'été sans commande. Et ça n'a pas manqué, je me suis mis à écrire une fiction ! (rires) Le processus créatif est une pratique et tout créatif à besoin de pratiquer. Si je n'écris pas pendant quelques jours, je me sens tout désœuvré. (rires)

Lia : C'est vraiment le cas de le dire ! (rires)

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