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JULIEN DRACH
Artiste photographe
Nous nous sommes retrouvées dans son atelier aux allure d’un appartement teinté de romantisme italien en face du jardin du Luxembourg, où nous avons parlé des diverses temporalités, de dimensions parallèles, de statues vivantes et de chantiers, d’illusion et de poésie visuelle. Entre autres.
Lia : La première fois que nous nous sommes rencontrés, après des années à nous suivre sur Instagram, c’était lors de ta merveilleuse exposition à la galerie Tourette.
Julien : J’étais ravie de ta visite chez Tourette. C’était une exposition sur les statues de la villa Médicis, un travail singulier traité uniquement au Polaroïd.
Lia : Ce ne sont pas des Polaroïds classiques, du moins ce dont on a l’habitude…
Julien : Classique oui mais ancien et l’idée était de n’utiliser que les négatifs du Polaroïd. Tu te souviens des anciens Polaroïds dont on retire une partie qui finit par être jeté à la poubelle ? C’est cette partie que j’ai gardé pour les développer par le biais de procédés chimiques pour les révéler. Et à partir de ces négatifs, j’ai pu réaliser des agrandissements de divers formats. Le premier Polaroïd est sorti vert et je trouvais ça intéressant de garder cette teinte pour des statues, d’ailleurs, il faut savoir qu’à l’origine les statues ne sont pas blanches, c’est une pure réinvention de l’histoire. Avec ces teintes vertes, il s’agissait de perdre la temporalité, on ne sait plus si il s’agit d’un plâtre, d’une statue en bronze, ou même des épaves d’un bateau, oxydés par le temps, par la mer, j’aimais cette idée.
Lia : Oui, ça m’a d’abord fait penser à des vestiges recouverts de mousses que l’on aurait pu trouver sous les feuillages d’un jardin abandonné. Cette série nous plonge dans une autre temporalité, une dimension parallèle...
Julien : Tout à fait, ces pièces peuvent être à la fois enfouies dans un jardin ou tombées dans une lagune. Il y a clairement une perte de repères.
Lia : J’imagine que d’être entouré de statues à la villa devait être inspirant ?
Julien : Je dirais même obsédant ! Mon projet de résidence à la villa était tout à fait autre, c’était un projet autour de l’abstraction, sur des détails de murs. J’ai bien évidemment réalisé le projet mais les statues m’obsédaient. Je me réveillais à l’aube pour les photographier sans que ce soit une carte postale.
Lia : Quand on découvre cette série, on a presque l’impression que les statues sont vivantes, on sent leurs présences.
Julien : Certaines des statues qui étaient dans les réserves semblaient plus endormies alors que les autres, celles du jardin, que Balthus avait commandé et proposé comme une scénographie représentant la légende de Niobé, ces statues semblent vivantes avant d’avoir été assassinées par les flèches des dieux. Elles font des mouvements que j’ai tenté d’immortaliser pour les rendre les plus vivantes possibles avant leur dernier soupir.
Lia : Je pense au titre du court métrage « Les statues meurent aussi » de Chris Marker, Alain Resnais et Ghislain Cloquet. Le titre suppose la vie des statues avant qu’elles meurent et deviennent des œuvres d’art. Si elles meurent, c’est qu’elles ont été vivantes. Et dans ta série, les statues prennent corps. Tu évoquais les pertes temporelles et de repères que l’on retrouve dans plusieurs de tes séries, je pense notamment à la série des chantiers. Finalement, tu sembles vouloir figer le temps ou plutôt le suspendre.
Julien ; Tout à fait, et de perte de lieux. Les photographies de chantier, auxquelles tu fais référence, ne sont pas des photographies d’architecture, même si le chantier se déroule dans un espace pensé par un architecte. Ce sont des photographies prises au démarrage de la construction ou en début de rénovation. Les lieux peuvent être lunaires comme sur un chantier de Oscar Niemeyer, mais quand on voit les photographies on ne peut absolument pas savoir où on se trouve ni à quelle époque.
Lia : Ce qui me plait particulièrement dans cette série de chantier, c’est la notion d’entre-deux. Ça peut-être à la fois un espace en cours de construction autant et à la fois un espace fraîchement détruit. Dans un cas où dans l’autre, l’espace est en transformation permanente, le propre d’un chantier !
Julien : Absolument ! Et ce qui est fou sur un chantier, c’est qu’en trois minutes tout peut changer. En l’occurrence, cette bâche de chantier que j’ai photographiée, quand je suis revenue après, elle était complètement métamorphosée. Ce sont des lieux où les gens travaillent sans cesse, c’est en perpétuel mouvement.
Lia : Ce qui est paradoxal avec le travail des statues qui sont quant à elles assignées à un emplacement et auxquelles tu as donné vie et la série des chantiers, des espaces de vie, dont tu as capté une fraction de seconde voués au mouvement.
Julien : Après avoir réalisé cette série des chantiers avec ce risque de perpétuelles transformations, photographier les statues comme des objets inanimés a été une approche totalement différente. Les statues sont figées et c’était à moi de leur tourner autour, de choisir le mouvement pour leur donner vie.
Lia : Résonance totale avec la citation de Lamartine : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme ». Et même sur la série des chantiers, il y a des éléments qui semblent s’extraire, qui semblent prendre vie, une paréidolie.
Julien : Bien sûr, le cerveau peut percevoir la bâche par exemple comme une tenture ou un drapé du 17e ou 18e siècle sans aucun problème. Surtout quand on voit la totalité de mon travail grandement influencé par le romantisme italien.
Lia : Notre regard évolue, va capter certains éléments en fonction de nos propres influences et ressources. La photographie de chantier avec le câble, me fait penser à un serpent et sur le mur, j’ai cru percevoir une grenouille !
Julien ; Ou même un palmier dans le fond ! Ma première série photographique était sur les murs abstraits qui m’a conduit plus tard à la Villa Médicis. Pour cette série, je cherchais des tableaux, c’était en 2008, j’étais à New-York où il faisait – 15 degrés et j’arpentais les rues en cherchant sur des détails de murs des peintures abstraites. Et imprégné de tout ça, c’est le cas de le dire, quand j’ai travaillé sur des chantiers deux ans plus tard, j’ai continué cette quête de l’abstraction. Il y a comme une filiation entre les différentes séries où il y a plusieurs degrés de lectures.
Lia : Tes photographies de murs décrépis donnent l’illusion d’une grande toile de peinture abstraite notamment à travers le jeu des échelles. Il y a une ambiguïté intrinsèque dans tes images qui vont jusqu’à soulever un doute de la technique.
Julien : J’ai toujours été très attiré par la peinture et pour paraphraser Man Ray, je photographie ce que j’aimerais peindre. Si j’avais le talent de faire des peintures abstraites, je n’hésiterai pas. Donc modestement, je m’attache à photographier des lieux que j’adorerai savoir peindre. Et même dans tes collages, on sort du collage au sens strict, on est dans la poésie d’un mélange entre sensibilité et féminité. Tu nous amènes en dehors du collage, il y a un autre degré de lecture et c’est ce qui me touche dans ton travail.
Lia : Merci beaucoup Julien. N’est-ce pas le propre de la démarche artistique que de chercher à dépasser la technique, du moins à la faire oublier ?
Julien : Je pense oui, et d.ieu merci, ça ne nous appartient même plus. Quand je fais une photographie, j’ai la chance d’être là et de pouvoir la capter mais ce n’est plus moi qui prends la photo. Parfois même, j’oublie que j’ai pris une photographie. Je pense que c’est la même chose pour toi, quand tu finis une œuvre, tu es traversé d’une inspiration qui te dépasse, comme une épiphanie. Et heureusement que ça nous dépasse sinon ça nous écraserait.
Lia : En effet, quand on est dans l’acte de créer, on se retrouve dans un état second, comme un état de grâce et lorsque l’œuvre est réalisée, posée dans l’espace, on sent un nouveau souffle. Une part de nous a été extraite, dont on ne présage pas forcément les contours quand on se lance dans une réalisation.
Julien : Parfois, j’aimerais avoir des temps de pause, je ne sais pas pour toi, mais je suis en perpétuelle recherche.
Lia : Bien sûr ! Je pense que nous naviguons entre des périodes extatiques, productives et des périodes suspendues, des moments de flottements. Et ces parenthèses où l’on a l’impression que tout est flou, quelque chose se passe qui nous échappe justement. J’ai appris à accepter cette temporalité comme un espace entre-deux, où les choses se mettent en place sans intention particulière. Avant de réaliser que ces moments de gestation créative pouvaient être féconds, je pouvais le vivre comme une suffocation, je me mettais en apnée. Alors que, sans même m’en rendre compte, tout finit par se délier pour tisser de nouveaux contours.
Julien : Ça reste très mystérieux et heureusement d’ailleurs. Si on pouvait savoir quand on sera créatif ou pas, ça n’aurait plus le même charme. Comment passes-tu d’une série à l’autre ? Parce qu’il y a aussi un fil conducteur dans ton travail.
Lia : Toujours, un fil conducteur, où certains éléments vont se faire échos, des sujets et thèmes vont ressurgir d’une série à une autre. Comme toi, je réalise des séries et il m’arrive de compléter des séries au fil du temps. Certaines séries sont closes, d’autres non. Je me laisse cette liberté.
Julien : Bien sûr ! Pareil, il arrive qu’une obsession antérieure ne soit pas combler.
Lia : Un peu comme ajouter des pièces manquantes à un puzzle. Je pense que nous avons tous une temporalité qui nous est propre, qu’il existe des cycles ou des périodes mais je ne crois pas au flux incessant de la créativité comme un système de promotion marketing.
Julien : Tout à fait, d’ailleurs, prenons Instagram, qui est à la fois un outil formidable grâce auquel nous avons découvert nos univers, mais qui est aussi très pernicieux. Certaines personnes pensent que lorsqu’on poste une œuvre, la photographie serait aussi spontanée que le temps d’une publication. Mais pas du tout ! Chaque œuvre nécessite des heures de gestations derrière. Même si une photo prend 30 secondes à être prise, en réalité ce ne sont pas ces 30 secondes qui ont fait l’œuvre. Il y a tout ce qu’on a en amont.
Lia : Instagram s’est inscrit comme une base de données gigantesque et incontournable, on a jamais eu autant accès à des images. Et je te rejoins dans l’idée qu’instagram invite le regardeur à faire des raccourcis, forcément, les images sont tellement accessibles et noyées dans une masse que ça laisse peu de temps à la contemplation et donc à la considération de l’œuvre avec ce que cela suppose derrière les coulisses. C’est l’un des risques des réseaux sociaux pour les artistes.
Julien : Quand tu fais un collage, le temps que tu mets à élaborer la recherche et je ne parle même pas de la préparation. Beaucoup de personnes pensent qu’il y a un livre de recettes derrière alors que c’est une merveilleuse improvisation. Ce n’est pas seulement un don, il y a ce terme, qui malheureusement est souvent mal employé, mais il y a aussi la Culture derrière.
Lia : La culture est un socle et je crains que nous assistons de plus en plus, pour faire écho à l’idée de raccourci, à une amnésie culturelle amenée par des nouveaux courants auto-proclamé artistique au profit du marketing digital. Même si c’est à la fois logique et inévitable. Pour revenir à la création pure, il y a presque quelque chose d’alchimique et pour que l’alchimie opère, derrière se sont des années d’assimilation, de gestation, de pratique. Et même dans la spontanéité du geste, la réflexion est sous-jacente. Comme tu disais, ce n’est pas parce que le moment de la prise de vue dure 30 secondes que l’œuvre est apparue en 30 secondes.
Julien : Le temps de travail, n’est pas quantifiable comme certaines personnes le pensent. Ce sont le nombre d’années durant lesquelles tu as emmagasiné des données pour avoir la dextérité de créer avec intelligence et poésie. Il y a cette anecdote, une jeune femme surprise face au talent de Renoir, lui avait dit « Maitre, ce dessin que vous venez de faire à main levé, vous l’avez fait une 2 minutes ! » ce à quoi il avait répondu « Mais non, ça m’a pris 60 ans ». Et c’est vrai ! On revient à la temporalité.
Lia : C’est tellement juste. Je pense souvent à la danse, quand tu assistes à une représentation, tu finis par oublier tout le travail en coulisses, les heures d’échauffements, d’exercices pour donner à voir au spectateur des mouvements qui semblent fluides et spontanés. La chorégraphie s’applique à toutes les formes d’art.
Julien : Exactement. La danse est absolument extraordinaire, on oublie le travail, et je ne parle même pas du sacrifice du corps, des douleurs etc. La danse, c’est la répétition et du travail, beaucoup de travail, comme dans toute pratique.
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