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MATHIEU MERCIER
artiste plasticien, commissaire d’expositions.
La première fois que j’ai rencontré Mathieu Mercier, c’était à l’occasion d’une fête dans l’atelier de mon père, rue Marcel Duchamp. Mathieu était l’un de ses étudiants aux Beaux-Arts de Bourges.
Devenu artiste plasticien, commissaire d’expositions, à l’initiative du concept d’une galerie d’éditions, passionné de Marcel Duchamp, Mathieu Mercier a notamment obtenu le prix Marcel Duchamp en 2003. Mathieu Mercier mène une réflexion sur les fonctions symboliques et utilitaires des objets à la fois dans l'industrie de la consommation et dans le champ de l'art.
Nous nous sommes retrouvés dans son atelier à Paris où nous avons parlé de Marcel Duchamp - forcément - d’érotisme, d’art conceptuel par essence et de l’intelligence artificielle. Entre autres.
Lia : Tu sais à quel point Marcel Duchamp fait écho à mon quotidien. Peux-tu me parler de ce que tu montrais dans l'exposition "Monsieur Duchamp nous a dit que l'on pouvait jouer ici" qui avait eu lieu au Musée des Arts et Métiers en 2018 ?
Mathieu : J’y présentais une sorte de cabinet de curiosité composé uniquement d’objets et documents d’époque à propos de ce que nommait, représentait ou utilisait Marcel Duchamp. Ses notes destinées à la compréhension du « grand verre » peuvent sembler à la fois ésotériques, poétiques ou scientifiques. Tu peux les lire cinquante fois, il y aura toujours une nouvelle manière de les aborder. On y trouve un certain nombre d'objets, de marques et de références dont je cherche systématiquement un artefact de l’époque. Cet ensemble ne démontre pas grand-chose en soi, sauf la capacité de Duchamp à chercher du sens dans ce qu'il était déjà là. Je tenais à ce que cette collection soit présentée pour la première fois dans la salle mécanique à l'embranchement de la salle des automates du musée des Arts et Métiers. Une fois que tu as le filtre de Duchamp en tête, tout le musée devient Duchampien ! Les sujets comme l'humour ou l'érotisme sont difficilement abordables dans ce musée. J'avais décidé de faire une photo d'une femme nue dans les réserves du musée pour l'affiche de l'expo. Elle a finalement été censurée par l'administrateur. En réponse à cette censure, j'avais lancé sur les réseaux le dress-code "Rrose Sélavy » pour le jour de l’inauguration. J'avais sollicité les modèles du dessin académiques, les gens du cabaret, les drag queens, les performeurs enfin tous les gens subissant régulièrement la censure... Le vernissage était délirant, c'était très drôle. (voir les photos) Tout ça m'a amené à me poser la question du regard posé sur le corps, à la fois avec le sentiment de devoir revoir les catégories tout en étant porté par l'histoire du nu dans l’art.
Lia : Dans ton atelier, on peut voir des photographies de corps, du moins des parcelles, des détails.
Mathieu : C'est un travail que j'ai entamé il y a dix ans. J'avais eu une commande d'Orange pour faire un film en 3D pour une exposition au Palais de Tokyo. J'ai eu l'idée de filmer un corps de très près en vision stéréoscopique. Ça va au-delà de l'intimité, c'est un peu comme si on avait la vision d'un insecte. C'est un beau film que j'ai mis du temps à assumer. J’ai mis cinq ans avant de le montrer en dehors du contexte de cette commande. En discutant avec quelques femmes - les hommes sont moins sensibles à ces images, ça ne correspond pas à l'idée qu'ils voudraient avoir de la représentation du corps des femmes - j'ai décidé d'entamer une série qui ne rentre dans aucun des stéréotypes de la représentation du corps féminin. Des images qui sortent des catégories des beaux-arts, de la mode, de l’érotisme ou de la pornographie. Si je devais raccrocher ce travail à une expérience, ce serait celle de la manière dont tu peux regarder le corps de ton conjoint qui dort à côté de toi. C'est un regard complètement différent même de celui que tu as dans la plus grande intimité. C'est pour moi une expérience troublante et abstraite.
Lia : Quand on regarde tes photographies, on devine une forme passive des corps endormis sans même voir même voir le corps en entier, c'est troublant, ça questionne. Ça me fait penser au livre "Les belles endormies" de Yasunari Kabawata où les hommes payent pour passer une nuit en compagnie de femmes endormies.
Mathieu : Ça m'intéresse beaucoup, je ne connaissais pas. L'érotisme est sans doute l'une des raisons qui m'a poussée à me pencher sur le rapport de Duchamp aux objets.
PAUSE CAFÉ
Lia : Tu évoquais le corps du regardeur dans l'espace. Tu es artiste, commissaire d'exposition, comment fais-tu dialoguer ces diverses démarches ?
Mathieu : J’ai aussi créé le concept d’une galerie, édité des œuvres, réalisé des copies pour des musées, travaillé comme expert pour une maison de vente et même été consultant pour des marques. Quand on me demande ce que je fais, il m'est effectivement difficile de répondre. Pendant longtemps, je répondais que je faisais des monochromes et des ready-made ! Ceux qui comprenaient se marraient. J’ai réalisé plus tard que ce n'était pas tant une blague que ça de vouloir donner du sens au moindre geste. J'ai développé des workshops dans des écoles qui portent ce nom "Monochromes & Ready-Made ». Cela consiste à faire une exposition en mettant tout sur le même plan : la conception des œuvres en groupe avec ce que l’on trouve, l’analyse du lieu qui les accueillera et la mise en espace. On pense tout en même temps. Ça permet d’évoquer de nombreux sujets avec les élèves : l’économie de moyen, le rapport entre le fond et la forme, le concept, la notion d'exposition, la circulation dans l'espace etc… sans se confronter à l'égo auquel tout professeur est confronté quand il faut monter un projet avec les travaux des étudiants.
Lia : D’ailleurs, tu as été étudiant aux beaux-arts dans les années 90 ?
Mathieu : J’ai étudié aux beaux-arts croyant échapper à la société et au système universitaire en particulier. Le système scolaire se base sur un contrôle des connaissances, une capacité à entrer dans un programme écrit. Aux beaux-arts, c'est à toi d'écrire le programme. Dès lors, j'ai compris que l’art ne serait pas un moyen d’échapper à la société mais plutôt un moyen d’y trouver une place. J’ai aussi rapidement compris que l'art était toujours conceptuel. On considère l'histoire à partir du moment où il y a eu des représentations ou au moins une transformation de la matière, cela me semble extrêmement réducteur. A partir de cette aberration, on a créé des catégories de pratiques. L’art pariétal a forcément connu des antécédents. Avant d’en arriver là, il y avait sûrement eu plusieurs milliers d’années de pratiques avec d’autres rapports symboliques, probablement en prélevant quelque chose de naturel et de le conserver pour le partager. Ces entités naturelles « déjà faites » étaient avant tout choisies, déplacées et plus ou moins conservées. On peut facilement imaginer qu’un minéral ait été observé, choisi, ramené puis montré. Cette entité avait exactement le même rôle que l'art aujourd'hui, c'est-à-dire, créer du lien entre les humains.
Lia : Lorsque tu affirmes que tout est conceptuel, serait-ce au sens où tout part d'une intention, d’une idée ? En reprenant l'exemple d'une pierre glanée qui questionne et dont on veut partager l'expérience qu'on en a, finalement, l'intention tient le bout du fil qui tisse les liens.
Mathieu : Comme toute expérience. L'expérience se transmet entre les humains d'une même génération autant qu'aux générations d'après avec parfois, comme en ce moment, le sentiment d’une régression. Il y a des choses qu'on croyait avoir mises de côté qui reviennent au premier plan. Une certaine pauvreté des représentations dont certains contenus peuvent porter des idéologies que l’on savait pourtant destructives.
Lia : En phase régressive, il est difficile de questionner, de se questionner, j'ai l'impression que l'on censure de plus en plus la possibilité de débat dans le domaine public. Mon père disait qu'il y avait de plus en plus "d'autistes bavards", c'est assez juste (rires) Pourtant, quand il y a questionnement, il peut y avoir des réponses multiples, encore faut-il accepter plusieurs points de vue qui permettent d'ouvrir les champs de vision.
Mathieu : Intellectuel deviendra bientôt une insulte. On demande de plus en plus à des gens incompétents leurs avis sur des choses qui ne les concernent pas.
Lia : Même sans poser de questions, on le voit sur les réseaux sociaux, c'est la porte ouverte aux opinions. Par exemple, sur youtube, même le plus jeune public est en mesure de faire des commentaires sur des vidéos, ce qui n'était pas le cas quand on regardait un dessin-animé ou une émission sur la TV. Il y a eu un basculement en termes d'interactions.
Mathieu : On ne peut pas qu’encourager d’avoir une opinion ou un esprit critique. Échanger des points de vue avec une personne en face de soi, c'est différent que de le faire derrière un écran. En face à face, même si on n'est pas d'accord, il y a une interaction activée par les cinq sens ; un sentiment de partage. À l'inverse, sur les réseaux sociaux, les gens prennent tout de suite des positions sans forcément connaître le contexte, ça peut vite partir en vrille.
Lia : Entre manque d'empathie et emballement mimétique, on assiste à des conflits émotionnels, de manières extrêmes. Que ce soit sur les questions de genres, de religions ou de politique, comme si on avait besoin d'appartenir à un clan plutôt qu'à un autre dans un rapport exclusif / excluant.
Mathieu : Tout à fait, le besoin d'appartenir à un groupe. Et tous les groupes génèrent des tensions, tout le monde cherche à revendiquer quelque chose.
Lia : Le monde de l’art n’échappe pas à cette réalité.
Mathieu : Pour l'art, ce que je trouve très compliqué, c'est que l'histoire a été écrite jusqu'à la fin du post-modernisme, ce qui s'est passé après n'est pas encore dans les livres. Le début d’internet , c'est plus ou moins les années 2000 quand on a tous commencé à avoir une adresse email, le « tout internet » est arrivé de manière plus tardive, il ya environ 10 ans, ce qui fait qu'entre les années 95 et les années 2015, il y a un trou historique, ou l’histoire n’est ni écrite dans les livres et les documents ne sont pas non plus numérisés. Ma génération est dans ce trou ! (rires). Pour les plus jeunes, c’est bien simple si ça n’est pas sur internet, c’est que ça n'existe pas.
Lia : C'est flippant... En 2013, j'ai terminé un master en Design et Arts numériques, mon sujet de mémoire était "De la capture d'écran à l'écran imprimé". J'étais obsédée par l'idée que les données numériques pouvaient un jour s'évaporer, mon postulat étant "si le cloud explose" qu'est-ce qui resterait ? Une manière d'aborder à la fois le geste de la capture comme laissant une empreinte mémorielle et à la fois la valeur de la matérialité des données imprimées.
Mathieu : Ce qui m'inquiète dans ce tout numérique passé au filtre de l'intelligence artificielle - à laquelle on n'échappera pas- ce ne sont pas les capacités des machines à produire quelque chose, c'est l'usage médiocre dont on se contentera. Je suis très enthousiaste qu'il y ait de l'intelligence artificielle, si ça peut m'aider à matérialiser des idées. C'est comme tous les outils, ils ne sont pas bons ou mauvais en soi. Certains artistes font des choses formidables avec un smartphone et d'autres auront besoin d'une chambre 20X25 pour produire du sens.
Lia : L'arrivée de L'IA ne m'angoisse pas plus que ça. Ce qui est drôle, depuis quelque temps, j'ai l'impression d'entendre mon prénom partout LIA L'IA (rires). Je le perçois aussi comme un outil dont il faut connaître les usages, je pense que ça va créer aussi de nouveaux métiers, de nouvelles manières de communiquer.
Mathieu : C'est une question de choix, comme toujours. Je l'ai déjà utilisé, j'ai demandé un résumé de telle situation, il y a des choses intéressantes sur lesquelles on peut ensuite creuser. Ce qui m'angoisse, c'est plutôt la vulgarisation que cela va entraîner. L’affirmation « tout le monde est un artiste » risque d’en prendre un coup.
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