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CLÉMENT GHYS

rédacteur en chef adjoint à M le Monde et écrivain.

Après avoir été journaliste à Libération, Clément Ghys est aujourd’hui rédacteur en chef adjoint à M le Monde et auteur de deux ouvrages,“Vadim, le plaisir sans remords” aux éditions du Seuil et “Le passant du Bowery” aux éditions Babelio. C’est chez notre ami commun, Emile Degorce-Dumas que nous nous sommes rencontrés la première fois, je venais de terminer la lecture de son dernier ouvrage.

Je ne saurais que recommander son livre “Le passant du Bowery”. L’ouvrage s’articule comme une sorte de “vie d’artiste mode d’emploi” qui pourrait nous faire penser à Perec, d’étages en étages, l’immeuble du 222 s’avère être le théâtre de la scène artistique New-Yorkaise des années 50-70.

Avec Clément nous nous sommes retrouvés à la Fab Agnès b. où nous avons évoqué les avant-gardes, le lien entre le milieu de l’art et l’urbanisme, la beat génération, l’acte poétique comme quête de liberté en invoquant Giorno, Rondinone ou encore Duchamp

Entre autres.

Lia : J'ai savouré ton livre, Le passant du Bowery ! À travers un immeuble, au sens figuré et au sens propre, il s'agit de fondations autour de la scène artistique et poétique. J'ai tout de suite pensé à "La vie mode d'emploi" de Perec, ton livre serait une forme interprétative à laquelle on ajouterait "la vie d'artiste mode d'emploi". Ça devait être extrêmement laborieux comme processus d'écriture.

Clément : Oui, c'est exactement ça. Oui, c'était laborieux et excitant à la fois. Sans mauvais jeu de mot, quand j'ouvrais une porte, il y avait un couloir avec douze portes. Chaque artiste en amenait un autre, chaque artiste était proche de tel poète et avait couché avec celui du dessus ou s'était engueulé avec celui du dessous. Finalement, c'est comme une forme d'arborescence artistico-poétique. Je pense que c'est bien de regarder le passé mais il ne faut pas le mythifier pour autant. J'aime bien l'idée de comprendre la réalité de ces avant-gardes qui se sont incarnées dans cet immeuble, comme dans celui du Chelsea Hôtel. Aujourd'hui, je ne sais pas s'il reste une avant-garde mais il existe encore des réseaux entre les artistes, des liens forts entre les artistes entre la communauté de valeurs, d'esprits. 

Lia : Ça me fait penser à une conversation avec Olivier Mosset, selon lui, il n'y a plus d'avant-garde dans l'art mais l'art serait devenu l'avant-garde. Ceci dit, comme toi, je pense aussi que les artistes auront toujours besoin de se retrouver pour créer une émulsion créative même si on ne se retrouve pas forcément dans un courant de style  esthétique ou conceptuel. 

Clément : Je ne cherche pas à enjoliver le passé mais entre les années 50 et 70 à New-York, il existait une foi absolue en l'art, en la poésie. Ils se sentaient tous portés par un mouvement même s'il ne savait pas où ça allait les mener. Aujourd'hui, j'ai l'impression que c'est plus éclaté. Dans le livre, on retrouve la fête d'anniversaire de John Giorno pour ses 27 ans, il y avait 80 personnes dans l'immeuble, on pouvait y voir Warhol, Jasper Jones, Frank Stella, Rauschenberg et d'autres. A l'époque, le monde des artistes, c'était une toute petite bande, aujourd'hui, ce serait impossible de faire rentrer tous les artistes dans une salle. Cette idée de bande m'intrigue beaucoup.

Lia : Oui, ça devait être dingue. Nous sommes des héritiers de cette époque où tout était à faire, cet héritage est à la fois une source d'inspiration et à la fois un poids. Et les témoignages historiques, comme ton livre, me semblent essentiels à une époque comme la nôtre où il n'y a jamais eu autant d'artistes. Est-ce que la définition même de l'artiste aurait aussi changé avec notre époque ? 

Clément : C'est une génération qui avait tout cassé pour tout réinventer. Ils avaient réinventé l'espace. Ça pose effectivement le problème de casser quelque chose qui avait été déjà cassé ? Doit-on revenir à ce qu'il y avait eu avant eux ? Et ce serait un peu réac. On le voit par exemple avec le retour de la peinture figurative. 

Lia : On assiste à un vent de liberté dans le milieu de l'art où toutes les formes peuvent cohabiter, qu'elles soient conceptuelles, performatives, figuratives, naïves. 

Clément : Dans le livre, je parle de Michael Goldberg qui occupait le gymnase, un peintre post-abstrait, macho, post Rothko, à l'étage au dessus, il y avait des hippies qui tournaient des films et avaient besoin d'un espace, Goldberg leur a prêté le gymnase alors que c'était deux mondes totalement différents. Je trouve ça excitant de se dire que des artistes qui sont dans des chapelles différentes puissent cohabiter. C'est bouleversant. La vie d'artiste n'est pas générique. 

Lia : En évoquant la vie d'artiste, faut-il connaître sa vie pour comprendre son œuvre ? Une question récurrente aux multiples réponses finalement. Dans le domaine des arts plastiques, dans la matérialisation créative, l'artiste extrait quelque chose de lui et s'en détache. Peut-on déceler une facette de l'artiste que l'on ignorait même en ayant quelques connaissances de sa vie ? 

Clément : Moi qui ne suis pas artiste, je me pose toujours la question de savoir comment un artiste plasticien se sépare de son œuvre. Je pense notamment à Marlène Dumas qui me touche aux tripes... Ça doit être très étrange de se détacher d'un objet sur lequel tu as matérialisé la complexité de l'âme humaine et qui bien souvent fini entre quatre planches dans un port franc acheté par un type qui ne la regardera même pas. Je le dis sans jugement mais ça me trouble. La spéculation me semble tellement abstraite que je ne comprends pas. 

Lia : En effet, il existe cette réalité dans le monde de l'art et c'est justement à cause de ce côté spéculatif que les NFT ont pris une place considérable grâce à leur immatérialité, raison pour laquelle la question de stockage ne se pose plus.Heureusement qu'il existe encore des personnes qui collectionnent encore les œuvres matérielles !

Clément : J'ai visité dernièrement un lieu incroyable, le Silo, tu connais ?

Lia : Je n'y suis jamais allée...

Clément : C'est dément ! Tu te fais une mission d'une journée, c'est fou. Pour le coup, ce sont deux collectionneurs qui possèdent une collection d'œuvres de Mosset, Buren, de Judd etcetera entreposé dans un ancien Silo justement. Ils te font une visite guidée en personne et racontent les œuvres avec passion, ils font partie des collectionneurs les plus enthousiastes que j'ai rencontré dans ma vie.

Lia : Ça doit être passionnant, tu m'as convaincu. 

Clément : On m'a raconté une histoire qui m'a bouleversé. C'est l'histoire d'un mec qui avait un peu d'argent dans les années 40/50 et qui avait acheté un Soulages rue de Seine. Sa vie dégringole progressivement et il garde le Soulages. Le mec est mort dans une grande précarité mais il n' a jamais voulu se séparer du Soulages. Il devait avoir un rapport très particulier à l'œuvre. 

Lia : C'est à la fois troublant et émouvant. 

Clément : Je m'étais toujours dit que si j'avais un Frank Stella chez moi ou un Robert Ryman, je ne m'en séparerais jamais. Tu parlais de Mosset, ce serait presque un autre sujet mais le groupe BMPT avec Buren, Parmentier et Toroni c'était quatre mecs de 24 ans qui ont révolutionné notre rapport à la peinture autour d'une table. Il y a toujours un fil de simplicité et de grandiose qui courent entre toutes les avant-gardes, entre les Russes des années 20, les Dadaïstes...  Il y a quelque chose de rassurant de se dire que tout peut partir d'une table de café !

Lia : Oui, c'est juste, les idées peuvent surgir dans un cadre tout simple, c'est beau et tu as raison, il y a quelque chose de rassurant. Je crois énormément aux échanges d'idées, à la dynamique que cela engendre. Partager avec ces contemporains permet de traverser l'époque  avec les multiples questions et les multiples réponses que ça suppose. Par exemple, l'été dernier, face à la surenchère d'images diffusées sur les réseaux, photos de vacances mêlées aux annonceurs et des productions artistiques, je me disais " à quoi bon", et le fait d'avoir partager ce ressentie avec d'autres artistes et penseurs m'a permis de prendre un recul. 

Clément : Oui, tu as raison, pourquoi créer de nouvelles images alors qu'il y en a des millions qui se produisent chaque minute ? Toi qui écris de la poésie, la poésie peut être une réponse à ça.

Lia : C'est drôle que tu évoques la poésie, j'ai commencé à assumer pleinement cette facette l'été dernier, au moment de ces questionnements liés aux images.

Clément : La fragilité de la poésie face au tsunami des images, ça peut être une réponse, au moins pour soi-même. La poésie a quelque chose d'invincible par son côté non-commercial. Elle échappe à toute idée de marché, de collectionneurs, de spéculations... C'est quand même le secteur littéraire qui vend le moins, c'est à la fois une chance et un malheur. L'acte poétique est incroyablement libre. C'est ce qui m'a touché dans le couple John Giorno et Ugo Rondinone. Quand ils se sont rencontrés, Giorno avait 60 ans, et c'est par amour pour Rondinone qu'il est devenu artiste contemporain, avant il était poète. Rondinone est tombé amoureux de Giorno pour ce qu'il incarnait. 

Lia : La poésie "Thanks for nothing" de Giorno est saisissante et quand il l'a récité sur ces notes lancinantes filmées par Rondinone, j'en ai encore des frissons... 

Clément : Ce morceau est galvanisant, je l'ai peut-être écouté un million de fois. 

Lia : Cette exposition au Palais de Tokyo autour du travail de Giorno a dû sans doute bouleverser l'admiration de Rondinone envers l'homme libre qu'il admirait.

Clément : C'est toute l'étrangeté de leur couple d'avoir été à la fois dans une passion amoureuse et à la fois dans une forme de pragmatisme. Leur histoire d'amour a créé quelque chose. Je n'ai pas réussi à savoir quel regard Giorno portait sur cette nouvelle vie, à 70 ans dans un milieu de l'art à l'inverse de ce dont il avait été le témoin avant. Pourtant, il consignait tout depuis les années 60, absolument tout, des factures, des lettres, il allait jusqu'à imprimer les emails. Warhol lui avait donné comme conseil de tout garder pour la postérité. 

Lia : C'est fou de se dire qu'entre une vie foutraque, imbibée de substances, libre de tous schémas, Giorno avait été aussi organisé. C'est sans doute le début du story telling...

Clément : Absolument... On m'a dit que Giorno avait quelque chose de captivant, de solaire, il était d'une beauté saisissante, c'était un jouisseur et pourtant il n'y avait pas eu un jour où il n'avait pas penser au suicide. Il était aussi dépressif. 

Lia : C'est sans doute pour cette raison qu'il vivait pleinement parce qu'il avait conscience de ses propres abysses... Dans ton livre, quelque chose m'a intrigué, c'est l'absence de témoignages d'un passage possible de Marcel Duchamp au 222 ! Malgré toutes tes recherches, le mystère reste entier ? 

Clément : Oui, j'avais noté une liste de noms de gens qui n'auraient pas été au 222.

Lia : On voit au fil des pages que tu adores les listes ! 

Clément : J'adore les listes ! J'adore regarder la liste des invités lors des évènements mondains. Pour revenir à Duchamp, qui était leur Dieu à tous, il ne serait jamais venu au 222. Moi qui adore aussi Duchamp, je n'aime pas voir ses œuvres au Musée, c'est marrant. Je suis allé récemment au Guggenheim à Venise où il y avait une expo Duchamp, je me sentais presque gêné d'y être, ça me met mal à l'aise.

Lia : Quelque part, c'est un non-sens tout comme le prix Marcel Duchamp quand on pense à sa démarche. 

Clément : Oui, pourquoi donner son nom à un prix alors qu'il s'est érigé toute sa vie contre les honneurs. Marcel Duchamp était fascinant. 

Lia : Je vis rue Marcel Duchamp, une longue histoire mais très heureuse de pouvoir vivre à cette adresse qui porte son nom. 

Clément : Quelle chance ! J'adore l'immobilier, j'adore les histoires immobilières. L'immobilier et les artistes, c'est un vrai sujet, et voir aujourd'hui tous ces grands studios comme Poush et d'autres, ce sont souvent des grandes firmes immobilières derrière. Un dicton anglais dit "Si vous voulez faire un bon placement immobilier, suivez les traces de peintures", sous-entendus, "suivez les artistes".

Lia : Incroyable, je n'y avais jamais pensé mais en effet, c'est évident. 

Clément : Ça m'intéresse de comprendre comment la création est conditionnée par des dimensions pratiques. Pourquoi peu d'artistes peuvent aujourd'hui s'installer à Manhattan, Berlin, Londres ou Paris intra Muros ? Pourquoi certains vont s'installer à Ivry, Pantin, Marseille...?

Lia : Si je comprends bien, les magnats de l'immobilier vont jusqu'à produire des artistes afin d'arriver à leur propre fin ?  Ce qui expliquerait aussi le nombre grandissant d'artistes... 

Clément : Maintenant, dans les friches comme Poush ou d'autres, combien d'artistes peuvent réellement vivre de leur art ? C''est intéressant de se pencher sur le mode de vie d'artistes. Je me suis penchée dessus avec l'écriture du livre. Aujourd’hui, pourquoi on a envie de vivre dans des appartements avec des baies vitrées, des poutres en métal et du ciment partout ? En parlant avec une historienne de l'urbanisme New-Yorkais, j'ai pris conscience que quand les artistes dans les années 50/60/70 vivaient dans des lofts sans chauffage, sans eaux chaudes, où des rats circulaient, dans des quartiers qui craignaient, personnes ne voulaient être artistes et personnes ne voulaient vivre dans ces quartiers. A partir du moment où Jeff Koons ou Julien Schnabel sont devenus richissimes jusqu'à posséder des immeubles entiers, là tout le monde a voulu vivre comme un artiste. Et c'est intéressant, on y revient à cette idée de "La vie (d'artiste) mode d'emploi", pour plein de monde, la vie d'artiste est celle de JR, Damien Hirst etc... 

Lia : Alors qu'on sait pertinemment qu'il n'y en a que très peu qui parviennent à ce type de succès, on parlerait presque du rêve américain. On y revient, qu'est-ce qu'être artiste ?

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