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KARINE ARABIAN

Designer, co-fondatrice de JN Mellor Club.

Nous nous sommes retrouvées chez elle et Franck où nous avons parlé de son passé de créatrice de chaussures, de design, de la notion d'identité, d’anonymat, de reconstruction.

Entre autres…

Lia : Nous nous sommes rencontrées en personne pour la première fois l'année dernière quand Jean-François nous a présenté juste avant que nous participions à la Bienvenue Design Fair à la Louisiane. Je te connaissais sans te connaître à travers la marque de chaussures à ton nom. Les premières chaussures que je m'étais offerte étaient des "Karine Arabian" ! Je sais qu'il s'agit du passé et nous ne sommes pas obligées d'en parler si tu ne le souhaites pas. 

Karine : Si si, il s'agit quand même d'une partie de ma vie, tant professionnelle que personnelle. Je rencontre régulièrement d'anciennes clientes et ça me fait plaisir même si il y a une attente que je ne peux pas honorer.

Lia : Pour ma part, il ne s'agit pas d'attente. Je me souviens de ce premier achat de souliers comme un moment marquant dans ma vie. Sachant, que symboliquement, j'ai toujours ce tic d'acheter une paire pour marquer une période, comme si j'en avais besoin pour avancer d'un nouveau pas. C'est sans doute lié aux achats de souliers qui marquent la rentrée lorsqu'on est enfant.

Karine : C'est aussi un beau souvenir, c'est un pan de ma vie. Mais il y a eu l'avant et l'après. La chaussure est venue en dernier, en fait, j'avais commencé en créant des bijoux, des sacs et finalement je suis arrivée à la chaussure pour boucler l'accessoire de mode. Et quand j'ai mis le doigt dans la chaussure, c'était fini pour moi ! (rires) Parce qu'en fait la chaussure c'est l'un des domaines les plus compliqués qui soient dans la mode, il y a quelque chose de très lourd, de très technique. Il faut être passionné et y aller à fond. Alors, j'y étais allée à fond. Au fur à mesure de Karine Arabian, chaussures, accessoires etcétéra, c'est devenue Karine Arabian "créatrice de chaussures" exclusivement. Le reste était évincé. Les chaussures étaient une vraie passion, je les voyais en 3D dans ma tête. C'est une architecture, chaque angle est différent. C'est une sculpture aussi. Entre architecture et sculpture, les chaussures nécessitent une fondation très forte.

Lia : Bien sûr, et si le pied est mal chaussé, ça peut déséquilibrer tout le corps. Et nous avons toutes les zones réflexes sous la plante des pieds. J'adorais tes chaussures parce qu'elles étaient stables et confortables tout en donnant de la hauteur avec des talons. Les "Karine Arabian" étaient en effet sculpturales, c'étaient de belles pièces de design avec lesquelles je pouvais même aller danser la nuit au Pulp ! (rires)

Karine : Mais oui ! (rires) J'ai toujours été une grande fêtarde donc le but c'était de faire des chaussures sexy et confortables alors qu'on associait pas vraiment les deux à cette époque. D'un côté c'était la pantoufle et de l'autre fallait souffrir pour être belle. Je voulais sortir de ça. Créer une "sexytude" à ma façon, sensuelle et confortable. En 99 - 2000 on était en plein porno-chic, des chaussures pointues, des talons aiguisés et moi je suis arrivée avec des chaussures à bouts ronds confortables et sexy. J'étais très à contre-courant et ce n'était pas facile de faire comprendre cette ambivalence. Alors qu'aujourd'hui on sait qu'on peut être sexy, à l'aise et bien dans ses baskets.

Lia : En effet, c'était à contre-courant stylistique, à l'époque je travaillais chez Double en tant que styliste photo et tes chaussures étaient uniques en leur genre, c'est justement ce qui m'a attirée. Je me souviens aussi du choix des couleurs qui faisait toute la différence, des teintes taupe, vieux rose...

Karine : La découverte de la couleur s'est faite par le cuir, j'ai exploré l'association matière-couleur. Le cuir me parlait, son tannage, sa transparence. C'était comme un feu d'artifice de couleurs, chaque collection se définissait par les associations de couleurs souvent inédites. D'ailleurs, dans la boutique j'avais prise la décision de peindre un plafond rouge et des murs en dégradés de chair ce qui n'était vraiment pas évident. On était dans un univers qui évoquait un boudoir moderne, même si le terme est galvaudé, il y avait quelque chose de l'ordre d'une féminité repensée. C'était un écrin pour mes chaussures. 

Lia : Je me souviens de la boutique rue Papillon !

Karine : Tu te souviens du parquet ancien qui était assez casse-gueule ? 

Lia : Le test ultime pour marcher avec des chaussures ! (rires)

Karine : L'univers de la boutique, le choix du mobilier, les chaussures tout allait ensemble. On entrait chez moi !

Lia : Et un jour, tu as pris une autre direction ?

Karine : Oui, "Karine Arabian" ça a duré près de 15 ans... Et il y a eu une vraie rupture.

Lia : Ça doit être étrange de parler au passé de son nom quand c'est le nom d'une marque...

Karine : Très étrange ! À l'époque de la marque, je le vivais assez bien, je ne me posais pas trop de questions, mais de temps à temps je le vivais moyennement quand je prenais du recul sur ma vie et que je regardais toutes les boîtes de chaussures avec mon nom dessus. Après, avec le succès, tout ça, j'ai assumé un temps. Quand on est créateur, on met son nom en pâture et le nom devient une marque, c'était comme ça. Et quand on sort de ça, on réalise qu'on aurait pas dû mettre son nom, les avocats vous le font remarquer.

Lia : Pour se réapproprier son nom, ça doit être un processus complexe ?

Karine : Oui, il faut se réapproprier son identité. Tout le processus était que "Karine Arabian" incluait aussi un associé. Au début tout était beau et comme beaucoup d'histoires d'entreprises qui se terminent, à la fin c'est beaucoup moins beau. La marque s'est désincarnée et ça ne me ressemblais plus alors je suis partie. En parallèle, il y a eu la rencontre avec Franck, mon homme, mon amoureux. Franck est arrivé, à un moment pour me faire il m’a fait comprendre que ce que je vivais avec la marque, je le subissais. il m'a fait voir les choses d'une autre façon et donc cette décision de quitter l'entreprise a été facilité par son arrivée. Après, je me suis concentrée sur notre couple, sur une vie familiale, ce que je n'avais pas eu durant une quinzaine d'années.

Lia : On peut dire que Franck a permis de révéler une autre facette de Karine Arabian ?

Karine : Oui, j'ai commencé à souffler même si il y a eu 2-3 ans de bonne déprime, faut pas se cacher, j'ai découvert ma partie plus femme, plus intime, plus amoureuse, plus maternelle aussi. Et puis on a eu envie de créer ensemble ! On a fait beaucoup de choses absurdes et ça nous a fait beaucoup de bien. C'était un exutoire de créativité un peu dans tous les sens. On a fait de la poésie, des collages, des performances ! D'ailleurs, Jean-François a été l'un de nos acolytes lors d'une performance au Mac Val ! (rires) Il y avait tellement de monde lors d'une performance que j'en avais oublié de faire ce que je devais faire... De temps en temps, on nous appelle pour faire des performances.

Lia : Mais ces performances ne font pas parties de JN Mellor Club ?

Karine : Ah non ! (rires) Ce sont des performances anonymes, on porte même des masques ou des sacs Franprix (rires) maintenant on a des petits pochons qu'on met sur la tête. C'est très artisanal, très absurde. On s'amuse beaucoup. Pour ces performances, notre nom de scène c'est "R--------- F-------" (rires). Au départ, c'était un peu un palliatif pour soigner ma créativité qui était en berne après avoir arrêté la marque. J'ai nettoyé tout ça par beaucoup d'expos et par cette activité pour rigoler ensemble, entre potes ! Travailler sur des projets créatifs qui ne sont pas forcément vendables contrairement aux objectifs d'une marque comme l'était "Karine Arabian". Ça m'a soigné

Lia : Finalement, on peut considérer ces performances comme un exutoire. C'est intéressant, cette période de reconstruction créative telle que tu la décris se cache derrière des performances anonymes, faces cachées et dont même le nom est abstrait ! On est à l'opposé de la notion ou la quête d'identité. Et finalement, c'est par ce biais, que tu sembles avoir repris confiance en toi, en tant que personne, ainsi qu'en ta créativité.

Karine : Oui, les performances c'était comme une capsule avec les amis mais le processus de guérison a commencé avec la création de JN Mellor Club.

Lia : Tout ça en parallèle.

Karine : Oui, progressivement j'ai repris une tranquillité d'esprit. Et en créant JN Mellor Club, c'était revenir quelque part à la mode, d'une autre façon, et mettre toutes nos envies en commun avec Franck. Franck ne vient pas de la mode, il vient de l'image, du graphisme, de la scénographie. On s'est dit qu'on allait faire des choses qui nous plaisent à tous les deux. Depuis deux ans, on commence à vraiment voir quel est l'identité de marque de JN Mellor Club.

Lia : Pour revenir à l'identité, comment est venu le choix du nom JN Mellor Club ?

Karine : Oh lalala ! C'est une longue histoire (rires) Pendant toute la période de gestation où l'on commençait à penser au concept, c'était d'abord JNl’idée d’un nom mystérieux, non genré, raconter qui nous sommes à travers un pseudo qui pouvait nous correspondre à nous deux et qui parlerait de notre univers. Il y avait cette idée de Club, de collaborer avec des artistes, designers, d'aller au delà de notre pratique... Un jour on est tombé sur une revue qui parlaient du genre, du non-genre, à l'intérieur on a lu un article qui parlait de bals travesties qui avaient lieux sur les quais du 15e durant l'entre-deux-guerres, le sujet était fascinant. Et l'article était signé Mellor ! Le nom a sonné dans ma tête, il y avait l'or, le meilleur. Ça a raisonné quand j'ai réalisé que c'était le vrai nom de Joe Strummer, le chanteur des Clash. On s'est dit que c'est chouette de l’accoquiner avec des initiales et la notion de Club. L'ensemble est devenu complet, il y avait pas mal d'ingrédients, de petits fils à tirer qui parlaient à la fois de nous mais aussi du projet.

Lia : Et en effet, ça sonne bien ! On a presque envie de percer un mystère, d'en savoir plus.

Karine : Oui, il y a un effort à faire qui nous plait bien !

Lia : Vous avez créé une identité à partir de plusieurs pièces. C'est passionnant.

Karine : Bien sûr, un nom peut se créer, nos noms peuvent être celui du père, de la mère, les noms sont voués à évoluer.

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