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JEAN-FRANÇOIS DECLERCQ

collectionneur repenti, spécialiste en design du XXe et contemporain, fondateur du centre d'art de l’atelier Jespers, éditeur de mobilier

La première fois que nous nous sommes rencontrés, c’était en 2018 à l’espace Oscar Niemeyer lors de l’exposition Tokonoma Project de Frédérick Gautier dont il était le curateur avec L’atelier Jespers. Depuis, nos chemins se sont croisés à plusieurs reprises. En septembre dernier, Jean-François m’a proposée d’investir une chambre à l’hôtel La Louisiane durant la Bienvenue Design Fair dont il était le curateur invité. Proposition spontanée à laquelle j’ai répondu avec un grand « oui », excitée par l’idée de vivre une expérience au sein de cet hôtel mythique parisien, refuge pour les artistes, écrivains, musiciens depuis des décennies. Pour l'occasion, j’avais transformé la Chambre 16 en atelier éphémère en exposant mon processus créatif. Avec Jean-François nos conversations peuvent sembler décousues mais un fil conducteur se tisse autour d’une dynamique commune, celle d’oser faire pour donner vie à des nouveaux projets guidés par les hasards. & comme disait Paul Eluard “ Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous.”

Nous nous sommes retrouvés à l’hôtel La Louisiane où nous avons parlé de l’appropriation de lieux insolites, de hasards, de répétitions, d’ornementations… Entre autres.

Lia : Quand je suis venue te voir à Bruxelles, tu venais d’inaugurer la Bocca dela Verità ! Un espace totalement inattendu. Pourquoi avoir choisi ce nom ?

J.F : Tu as vu la tête du lieu ? (rires) Tu passes de l’Art Nouveau au Post-Moderne en quelques mètres.

Lia : C’est presque un tunnel spatio-temporel ! On ne s’attend absolument pas à un espace pareil quand on se promène dans la rue.

J.F : C’est ça qui me plait. Le bâtiment, tout le monde le connaît, mais on ne pouvait pas deviner ce qui se cache derrière. Il y a encore deux ou trois ans, ce style architectural ne m’aurait pas parlé parce qu’on était tous focus sur le brutalisme.

Lia : Chaque lieu que tu investis est marqué par un courant architectural.

J.F : C’est l’histoire d’une succession de hasards.

Lia : Je ne crois pas aux hasards. Enfin, si mais dans le fond qu’est-ce que le hasard ?

J.F : Ahhhhhh vaste sujet….

Lia : Racontes-moi la genèse de l’atelier Jespers !

J.F : Je vivais dans un appartement Haussmannien de 200 mètres carrés avec 13 pièces à Bruxelles. L’appartement était bondé de meubles avec du Prouvé dans tous les sens, les murs remplis, plus de place pour accrocher des œuvres. Et puis, j’ai eu envie de lumière parce qu’on vivait au premier étage. Je me suis mis à chercher un atelier d’artiste avec une baie vitrée et j’en avais trouvé un par le biais d’une agence immobilière. Apparemment, la maison était depuis longtemps sur le marché. Une maison de l’architecte Marcel Bourgeois. Je ne connaissais pas Marcel, mais seulement Victor Bourgeois. Bref, je vais la visiter et au bout d’un quart d’heure, c’était bon pour moi. Mais il fallait rencontrer le propriétaire qui ne voulait surtout pas de profession libérale. Et là, une autre personne veut la visiter alors même qu’il n’y avait pas eu de visites depuis des mois. Donc, on était deux. L’argument qui a penché en ma faveur, c’est quand j’ai dit au propriétaire, qui est le fils de Oscar Jespers, que je voulais y accrocher des œuvres d’amis de son père. Et là, c’était signé. J’avais trouvé l’écrin parfait pour ma collection.

Lia : Entre l’appartement haussmannien et l’atelier moderniste, tu as fait le grand écart !

J.F : Et finalement, quand j’ai ramené tout le mobilier dans l’atelier, rien ne fonctionnait. Je le voyais comme un écrin pour le mobilier moderniste mais pas du tout ! L’architecture étant tellement forte qu’elle ne sublime pas le mobilier. C’est un peu comme si tu vivais dans une sculpture. Maison étrange, très étrange.

Lia : Tu partages ton temps entre l’atelier Jespers à Bruxelles et La Louisiane à Paris. Deux villes, deux ambiances. D’ailleurs, comment as-tu atterri ici ?

J.F : Par hasard, lors d’un diner, un ami me parle de La Louisiane, de la chambre de Sartre. Je rencontre Xavier – le propriétaire - à La Louisiane dès le lendemain. Il y avait encore le couvre-feu de 18h. On avait rendez-vous à 22h, il arrive à minuit (rires). Il n’y avait pas de chambre dispo en dehors de celle-ci.

Lia : La chambre de Miles Davis !

J.F : Exact ! A mon avis, il avait batifolé avec Juliette Greco.

Lia : Juliette était dans la chambre 10 ?

J.F : Oui, que Sartre lui avait filé.

Lia : Donc, si je comprends bien, l’hôtel était rempli pendant les confinements ?

J.F : Oui, c’est un peu l’arche de Noé ici. Le dernier port.

Lia : Je vois La Louisiane comme une escale, un espace de transition. C’est un lieu chargé d’histoire et de présences. Quand j’ai investi la chambre 16, suite à ton invitation durant la Bienvenue Design Fair, je l’ai vraiment ressentie. La Louisiane a hebergé tant d’artistes, écraivains, musiciens depuis plus d’un siècle. C’est émouvant quand on y pense.

J.F : Oui, tu savais qu’Albert Cossery y a vécu 40 ans et il est même mort à La Louisiane.

Lia : Ah non, j’ignorais qu’il était mort ici.

J.F : Enfin, je crois que c’est le seul qui soit mort à La Louisiane.

Lia : Il y a aussi un mystère autour de la mort de Jim Morrisson?

J.F : Pas à La Louisiane mais on ne connait pas vraiment les circonstances de sa mort.

Lia : Entre La Louisiane, l’Atelier Jespers, la Bocca della verita, quel pourrait être le lien entre ces lieux emblématiques ?

J.F : C’est parce que je me sens investie d’une mission (rires) Ça me plait beaucoup de faire revivre des lieux qui sont abandonnés, oubliés, leur donner une deuxième vie. Pour l’atelier Jespers, j’ai simplement voulu lui redonner sa fonction première qui était de montrer de l’art. Après, la Bocca della Vérita sa fonction première était un bâtiment administratif pour une école de langues mais je trouvais que la configuration de l’espace était idéale pour une galerie. Avec Jespers et la Bocca, j’ai eu la chance de les investir au moment où l’on recommençait à se ré-intéresser au Modernisme. Je suis tombée pile poil.

Lia : Tu n’es jamais là où on s’y attend. Parfois, j’ai du mal à te suivre. On pourrait dire que tu as besoin de te réinventer en permanence ?

J.F : Je déteste la routine. J’adore monter des projets, des expos mais à un moment ça m’emmerde de faire de la médiation culturelle. Là, je vais monter une expo à l’atelier Jespers dans 15 jours mais ça ne me suffit pas.

Lia : Une vraie pile électrique ! (rires)

JF : Mon seul talent, c’est peut-être d’oser faire des choses !

Lia : L’audace ! C’est un sacré talent. Tu aimes mettre en avant des contemporains autant que de faire sortir des artistes de l’ombre.

J.F : Oui, j’adore aussi montrer des artistes qui sont oubliés comme par exemple Jean Chauvin, un pote de Brancusi, de Zadkine. Ce type avait 7 styles différents durant sa carrière, ce qui ne le rendait pas identifiable, c’était son grand problème. Un artiste doit être identifiable et c’est vraiment triste.

Lia : Il faut croire que la répétition a quelque chose de rassurant pour le public. C’est systémique. Et pourtant, nous ne sommes pas totalement linéaires. Quelques artistes ont osé faire des pas de côté mais il est vrai que ce n’est pas ceux dont on parle le plus. Picasso a exploré plusieurs médiums qui se sont manifestés à travers diverses périodes, Cocteau aussi, que l’on qualifiait de touche-à-tout…

J.F : Pas beaucoup d’artistes ont la force de frappe de Picasso. Même si il a eu des années troubles dans les années 10/20, dès les années 30 il est déjà l’artiste le plus riche de France. Quand il a fait ce petit dessin sur une nappe d’un restaurant en disant au patron qu’avec ce dessin il pourrait racheter son resto ! Tu imagines ? Ce gars était déjà un des plus grands alors qu’il était à Paris depuis à peine 20 ans.

Lia : Avec un égo sur-dimensionné !

J.F : Oui mais finalement Picasso avait un style identifiable. Le conseil qu’on devrait donner à un artiste serait « bride-toi, bride ta créativité, fais tout le temps la même chose ».

Lia : Ce qui serait totalement arbitraire.

J.F : C’est comme à l’usine, toujours faire la même chose ! (rire jaune)

Lia : L’enfer de la répétition.

J.F : Quand tu vois des Miró, ils se ressemblent tous, c’est facilement identifiable. Tu vas dans un musée et tu te dis « ah c’est un Miró » parce qu’on reconnaît tout de suite et là tu peux faire étalage de ta culture, de ton standing, de ton train de vie. Maintenant, tu vas chez un collectionneur, tu vois un Lichtenstein, un César, un Invader, que des trucs identifiables. Je te parle de vécu ! J’appelle ça « Le goût des autres ».

Lia : Finalement, il y a très peu de prise de risque. Et comme tu le dis, c’est une vitrine pour les autres. Après, le mimétisme s’applique dans tous les domaines. Peu de personnes sont audacieuses de peur d’être jugées par les autres, particulièrement en terme de goût.

J.F : C’est un signe extérieur de richesse. Est-ce que l’art ne serait pas de l’ornementation finalement ?

Lia : Certaines formes d’art au sens littéral, oui. Ceci dit, même quand l’art est conceptuel ou minimaliste, à partir du moment où il sert de prétexte pour valoriser le patrimoine d’un collectionneur ou d’une institution, on peut aussi le considérer comme de l’ornementation, au sens de la parure, de ce que l’on donne à voir.

J.F : Quoi qu’il en soit, 30 % de l’histoire de l’art, c’est de la fantaisie !

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