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JUDITH PRIGENT
Illustratrice, auteure, collectionneuse et fondatrice de Moujik
Judith fait partie de ces personnes qui déploient plusieurs talents avec brio, que ce soient ses dessins qu'elle réalise avec une minutie fascinante, à sa façon de poser les mots sur des œuvres autant que sur des vêtements, à ses sélections vintages toujours attrayantes et de qualités, en passant par des expositions collectives qu'elle organise.
Nous nous sommes retrouvées dans son appartement en présence de gris-gris où nous avons parlé de son amour pour les vêtements, de perruques (mais pas celles que vous imaginez), de notre rapport intime avec les œuvres d'art que l'on collectionne, en passant par le sens du goût ou encore de pot-au-feu. Entre autres…
Lia : Quand nous nous sommes rencontrées, en 2018 à l’Étincelle, ton dada c’était le dessin. Puis, tu as commencé à organiser des expositions avec l’Appartement 341 et aujourd’hui tu es à la tête de Moujik ! Multi-facettes, multi-talents.
Judith : Oui, c’est exactement ça. Quand on s’est rencontrée, j’étais assistante dans une galerie d’art et je dessinais beaucoup. J’ai commencé à organiser des expositions en dehors de la galerie, je savais comment ça fonctionnait, ça s’est fait naturellement. Assistante de galerie, c’était assez chronophage et pas très rentable, j’ai décidé de vendre des vêtements vintage pour arrondir les fins de mois. J’avais une petite collection de vêtements dont il fallait me débarrasser. La première vente a eu lieu dans mon atelier que je partageais avec Alexandra Bijoux Balzam.
Lia : Cet atelier où il y a eu la première exposition collective que tu as organisée avec l’Appartement 341 ?
Judith : Exactement ! Où je t’avais invitée à faire un dispositif Shelves.
Lia : Exact ! Avec notamment Mathilde Denize et Adrien Lamm.
Judith : Voilà ! Tout est parti du même endroit.
Lia : Ce qui est intéressant, avec Moujik tu as su intégrer tes talents de dessinatrice dès le début, notamment en présentant les vêtements sous forme de croquis. Ça changeait de ce que l’on avait l’habitude de voir sur les réseaux. Je ne te l’ai jamais demandé, mais comment as-tu pensé concilier les deux ?
Judith : Je me souviens très bien, c’était le 1er janvier 2019, jour de renouveau ! Je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose pour avoir un revenu qui me permette de continuer le dessin tout en ayant une vie plus confortable, j’ai pensé et créé Moujik dans la journée. Je me disais que ma capacité à dessiner pouvait faire de ce petit commerce que je mettais en place quelque chose de singulier. Ce qui a permis de donner une dimension artistique à Moujik.
Lia : En parlant de dimension artistique, tu as su également apporter une dimension littéraire en légende. Des textes dans lesquels on pouvait tout de suite lire ta passion pour l’histoire des vêtements et de leur qualité.
Judith : Les textes sont venus un peu plus tard, assez naturellement. Ils sont devenus de plus en plus longs et détaillés. D’ailleurs, les dessins ont commencé à disparaître peu à peu avec l’arrivée des textes. J'ai toujours écris, je produisais des textes autour des expositions que j’organisais à la galerie ou avec l’Appartement 341. Finalement, la description des vêtements dédramatise un certain rapport à la littérature que je pouvais avoir. Je ne m'intéresse pas vraiment à la mode, plutôt au vêtement dans ce qu'il évoque comme souvenirs, comme images, et une certaine forme de culture aussi.
Lia : D’ailleurs, je t’avais invité à écrire dans le journal « Femmes et Objets » !
Judith : Tout à fait !
Lia : Dans ta manière de présenter les vêtements, on lit une volonté de souligner l’idée même de transmission au-delà de son aspect esthétique pur. Le vêtement prend dès lors une autre dimension qui se façonne avec le temps et l’histoire.
Judith : Absolument. On s'habille comme on décore son appartement, c’est un ensemble d’objets qui se rencontrent au fur et à mesure de la vie. On ne sait pas pourquoi un jouet d’enfant va côtoyer une petite sculpture, on s’imagine que les personnes y sont attachées tout simplement. Avec les vêtements, c’est pareil, on compose une silhouette de cette manière, sans trop se poser de questions.
Lia : Finalement, que ce soit notre intérieur ou ce que l’on décide de porter, ce sont des révélateurs de ce que nous sommes.
Judith : Un truc qui m’a toujours un peu complexée dans à mon appétit pour le vêtement, c’est la frivolité qu’on lui associe. Je crois que c'est malheureusement une construction sociale tenace, avec le cliché de la bonne femme qui lit ses magazines féminins pleins de nunucheries. Pour moi, le vêtement et l’architecture (par exemple) ne sont pas si différents, ce sont des choses qu'on habite. Pourtant on les dissocie comme si l’une était un art noble et l’autre une futilité.
Lia : Bien que je n’y avais jamais pensé, je comprends le lien entre architecture et vêtements avec l’idée de vivre dedans. Simplement, le vêtement peut être lié aux achats compulsifs, au consumérisme en somme. Ce qui n’est pas le cas de l’architecture. C’est sans doute l’aspect lié à un désir inassouvi – dont les achats compulsifs de vêtements sont le symptômes – qui peuvent lui conférer un aspect futile. Et lorsque tu présentes les vêtements avec l’histoire qu’ils véhiculent, ça nous permet de réfléchir à la façon de les percevoir et de se les approprier ou pas. Moujik propose une prise de conscience du vêtement.
Judith : Le vêtement a cela de particulier, c’est un objet qui ne prend pas de place. Quand on le porte il prend une dimension, quand on l'enlève il n'est plus qu'un morceau de tissu qu’on peut mettre en boule au fond d'un placard. On peut finir par les accumuler sans même sans rendre compte. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles le vêtement est associé à l'idée de "quantité". Je ne suis pas fervente du dressing minimaliste, même si c’est très à la mode, j’aime avoir beaucoup de vêtements, mais ils doivent tous être chargés de quelque chose. Par exemple, je ne porterais pas du « lila » juste parce que c’est la couleur de l’été.
Lia : En évoquant le besoin de posséder, on retrouve ce rapport à l’objet chez certains collectionneurs.
Judith : Je suis collectionneuse autant de vêtements que d’œuvres d’art, je vois très bien de quoi tu parles.
Lia : Il existe diverses façons de collectionner. Compulsive et plus ou moins tempérée. Même si, pour collectionner des œuvres d’art, il y a la question de moyen et / ou de place qui se pose.
Judith : Alors que c’est plus difficile de ne plus avoir de place dans le placard ! (rires) Chez les collectionneurs de vêtements, c’est souvent associé à un créateur ou une époque. Je connais une nana qui collectionne des vêtements de créateurs anglais des années 60-70, c’est très précis. Personnellement, je collectionne Saint Laurent rive gauche.
Lia : D’où le nom “Moujik” !
Judith : Le lien est là en effet, c’était le nom des chiens d'Yves Saint Laurent. Même si j’ai commencé à collectionner des vêtements Saint Laurent une fois que Moujik était lancé. J’aime la sensation de ses vêtements, j’aime les porter. D’autres collectionneurs de vêtement les achètent mais ne les portent pas.
Lia : Ce qui serait presque une forme de fétichisme !
Judith : Des pièces destinées à être étudiée, admirées, et parfois à rester au placard.
Lia : Tout comme certains collectionneurs d’art, dont les motivations peuvent être purement spéculatives et dont les œuvres acquises finissent dans des ports francs. Certaines personnes semblent préférer posséder qu’admirer l’objet collectionné. Pour moi, les œuvres sont faites pour vivre avec nous. Elles nous accompagnent au quotidien.
Judith : Exactement. Bien sûr, je ne possède pas toutes les œuvres que je souhaiterais, même si j’en ai déjà beaucoup par rapport à la taille de mon appartement (rires). Je vis avec les œuvres comme je porte les vêtements que je collectionne. J’aime toucher les vêtements, j'aime qu’ils vivent avec moi.
Lia : C’est un rapport sensuel aux choses qui nous entourent.
Judith : Ces morceaux d’ailleurs participent à mon petit bazar. Il y a sans doute une secrète raison pour laquelle un de tes collages côtoie chez moi une peinture de Karina Bisch, ça devient une discussion.
Lia : Comme toi, j’ai quelques œuvres d’art d’artistes dont j’admire le travail et qui m'inspirent comme chaque chose que j’ai choisi de poser dans mon environnement. Je les perçois comme des présences mouvantes.
Judith : Notre goût teinte notre environnement et les objets qui le composent. Un peu comme lorsque l’on fait un pot-au -feu, on met de la viande, des carottes et autres légumes et à la fin, lorsqu'on mange un morceau de poireau on en reconnaît le goût mais il teinté du reste, du goût du pot-au-feu.
Lia : Est-ce que tu vas reprendre les expositions avec l’Appartement 341 ?
Judith : Oui, j’aimerais beaucoup. Mais comme tu le sais, j’ai eu un bébé et ça me prend du temps. Je réfléchis en ce moment à un projet de résidences d'artistes en région parisienne, affaire à suivre.
Lia : C’est ce qui est formidable avec l’Appartement 341 , c’est de pouvoir le développer où tu veux.
Judith : C’est l’idée, oui. Je n’aime pas le mot « itinérance » mais c’est un peu ça.
Lia : Et même avec l'arrivée d’Aimée, tu arrives à mener plusieurs projets de front ! Tout le développement de Moujik, c’est déjà énorme.
Judith : On est capricornes ! (rires)
Lia : Oui, en effet… D’ailleurs, je pense que tu as ça aussi, et le fait de ne rien faire parfois (très rarement, il faut bien l’avouer), ça peut être plombant.
Judith : Complètement ! Je suis incapable de ne rien faire. Les rares fois où je m’octroie un moment sans travailler, je culpabilise tellement !
Lia : Je comprends. Les rares moments où je me permets de ralentir, c’est en gueule de bois. Parce que le corps dit « stop », je n’ai pas le choix.
Judith : La gueule de bois, ça nous oblige à ralentir ou arrêter !
Lia : Alors, que ces moments de creux, de vides et que certains nommeraient « ennui » sont essentiels pour recharger les batteries, ce que j’appelle la « gestation créative ». Alors, j’ai beau le conceptualiser, il m’arrive encore de culpabiliser de ne rien faire et d’en être presque tétanisée ! (rires)
Judith : Oui, je pense que beaucoup d’artistes arrivent à considérer ces moments de latence, propices à la réflexion, comme partie intégrante de leur travail. Je pense qu'ils ont raison, on ne peut pas toujours être dans l’agitation. Ce n’est pas simple. Moi, j’ai tendance à me multiplier, mais j'essaye de ne pas m'éparpiller !
Lia : D’ailleurs, je rebondis, mais nous n’avons pas évoqué ta période « perruque » !
Judith : Quand j'avais des jobs alimentaires ennuyeux, je dessinais pour remplir le temps et tromper l’ennui. C’est exactement ce dont on parlait, ces moments de latence. Je faisais ces petits dessins que j'appelle mes « perruques » parce que « perruquer » c’est une vieille expression d’argot qui signifie "fabriquer pour soi, sur le lieu du travail et pendant le temps du travail, souvent avec des matériaux détournés". Je dessinais sur des posts-it, pour pouvoir les cacher facilement et rapidement si le patron arrivait.
Lia : Tu avais déjà conscience du concept « perruquer » ?
Judith : J'ai appris l'expression un peu après que j'aie commencé à faire ces dessins. J’avais participé à une exposition organisée par Leo Dorfner, à laquelle tu participais d’ailleurs mais on ne se connaissait pas encore, et en parlant avec un ami de mes dessins, il m’a dit « tu perruques ». J’aimais bien l’idée !
Lia : Entre les Perruques et Moujik, on reste dans un certain registre !
Judith : Oui, c’est vrai, je n’avais pas fait le lien. C’est drôle que tu dises ça parce que j’avais comme intention de faire de mon local de la rue Taylor une boutique-atelier où j'aurais dessiné entre les passages des clientes. Sauf que du fait que ce soit ma boutique, et que ce soit moi la patronne, je ne peux plus perruquer !
Lia : D’après ce que j’ai compris, faire des perruques c’est une façon d’enfreindre les règles, des petites échappatoires à la contrainte liées au job alimentaire. En effet, si tu es à ton compte, ce n’est pas le même plaisir.
Judith : Absolument ! Maintenant je dessine chez moi, ce qui a changé le format. Les dessins se sont agrandis.
Lia : Pour les créatif.ve.s, les contraintes apportent un certain cadre.
Judith : Moi, j’ai besoin d’avoir des choses à faire, Je suis stimulée par les impératifs.
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