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ALICE DAMIENS

fondatrice de Romie Objetti

Juste après le premier confinement, avec Alice, nous nous étions retrouvées au Penty, dans le quartier d’Aligre. Elle venait de lancer sa marque d’objets sculptés en bois, Romie Objetti, je lui avais acheté des boucles d’oreilles, les Marcia Baila, deux petits totems asymétriques. Romie Objetti ce sont des objets comme des lampes, des couteaux, des bougeoirs, des bracelets, des boucles d’oreilles… Depuis quelques temps, Alice explore la sculpture à plus grande échelle dépassant ainsi l’aspect utilitaire de l’objet.

Nous nous sommes retrouvées chez son compagnon où nous avons parlé de transmission, d’objets sculptés, de jeux d’échelles, de savoir-faire, des nuances entre artisanat, art et design mais aussi de rêves et de narcolepsie.

Entre autres...

Lia : Après le confinement, je  t'avais acheté une paire de boucles d'oreilles sculptées en bois, c'était le début de Romie ? 

Alice : Oui, j'avais commencé à fabriquer des bracelets juste avant le covid. C'est avec mon père que j'ai appris à sculpter le bois vu qu'il est ébéniste sculpteur, j'ai grandi dans un atelier et petite, j'adorais dessiner des accessoires, chaussures, bijoux. Quand je bricolais dans l'atelier de mon père, je récupérais des chutes de bois, je bidouillais pas mal. En 2019, ça faisait cinq ans que je bossais dans une boite mais j'avais envie de retravailler avec les mains, c'est là que j'ai commencé à fabriquer des bracelets puis des boucles d'oreilles de formes asymétriques, j'ai voulu les appeler "Marcia Baïla" pour le côté dansant. Pendant le covid, vu que j'étais confiné à l'atelier de mon père, j'ai eu envie de fabriquer plein de choses pour l'appartement que je venais d'acheter.  J'aimais trop la forme des boucles d'oreilles et j'ai voulu les décliner en lampe. L'avantage de fabriquer soi-même, c'est de ne pas avoir de contrainte d'échelle. Après le covid, je suis devenue responsable du style pour la marque pour laquelle je travaillais, et j'ai du mettre un peu Romie de côté. J'avais 29 ans, un super poste mais j'étais épuisée. Une nuit, j'ai rêvé que j'avais 40 ans, toujours au même poste, même mood, je me vois dans le miroir plus vieille, et je reçois un coup de fil où on m'annonce que mon père meurt. Là, je me dis que je suis passée à côté de la vie depuis 10 ans, que je suis devenue aigri. Je me suis réveillée en larmes, en panique, crise d'angoisse. Le lundi d'après, je suis allée voir mon boss pour demander une rupture conventionnelle qui a été acceptée. Tous les jours, je me remercie d'avoir fait le bon choix. 

Lia : C'est important d'être alignée avec ce qu'on est au plus profond. 

Alice : Quand j'etais en hypokhâgne, j'ai été diagnostiquée narcoleptique après des années d'errances médicales à ne pas savoir pourquoi je m'endormais tout le temps. Malgré l'aspect "drôle" de cette pathologie, ça reste tout de meme une maladie lourde. Je crois beaucoup aux signes et ça m'a fait réaliser que je n'aimais pas les études que je faisais, les cours de latin me saoulaient, ce que je voulais faire c'était de la création, de la mode. J'ai arrêté hypokhâgne et je me suis inscrite en école de mode. 

Lia : C'est intéressant de faire le lien entre cette maladie neurologique et le rêve dont tu parlais qui t'a poussé à prendre une décision. 

Alice : Avec cette maladie qui est très intense, je rêve beaucoup. J'aime bien croire que ça me guide, pour moi, c'est une "force", je pense qu'il faut savoir écouter son corps et le message qu'il nous envoie. 

Lia : Quand en pleine conscience, on n'arrive pas à voir certaines réalités, les rêves peuvent paradoxalement, nous réveiller. C'est une manifestation de l'inconscient. 

Alice : Après, on les interprète à notre sauce. 

Lia : Forcément, on a différents axes de lectures, d'interprétations. 

Alice : Quand j'avais raconté mon cauchemar, ma mère l'avait interprété en disant "j'espère que quand tu auras 40 ans ton père ne va pas mourir". on peut tellement interpréter les choses de manières différentes et selon le prisme de chacun. Personnellement,  je n'avais même pas pensé à cet aspect là. 

Lia : Pourquoi avoir choisi "Romie" comme nom de marque ?

Alice : Beaucoup de personnes pensent que Romie, c'est mon prénom, pourtant je voulais une identité qui ne soit pas mon nom. Je trouve ce prénom très beau phonétiquement, je ne l'aime pas avec le Y, ça renvoie trop à Romy Schneider, et aussi parce que visuellement ça rend bien. Je ne sais pas si un jour j'aurais des enfants, si j'aurais une fille et vu que je met tellement d'amour dans ce que je fais, j'ai vraiment grandi avec cette idée de faire les choses avec amour, ça m'a été transmis par mes parents, du coup, je me suis dit, c'est un peu comme un bébé, c'est mon projet et donc Romie. Objetti, je l'ai rajouté après. Quand les gens découvraient Romie, ils cherchaient tout de suite à mettre dans une case, est-ce que c'est des bijoux, est-ce que c'est de la déco ? Et je ne suis ni joaillère, ni coutelière, alors en ajoutant Objetti, ça permettait d'ajouter un champ des possibles. J'aime bien allier le beau et la fonction. Et puis en italien, je trouvais ça plus joli que le mot objet en français. 

Lia : C'est vrai que tu as aussi fabriqué des manches de couteaux ! Comment t'es venu l'idée ? 

Alice : Pendant le covid, quand j'étais chez mes parents, j'ai rangé un studio où j'ai trouvé une vieille lame de couteau, mon père m'a suggéré de fabriquer un manche, je me suis dit pourquoi pas. Et en continuant le rangement, je suis tombée sur une photo de moi petite, de profil, je me trouve trop chou, j'ai toujours aimé dessiner les profils et là je me suis dit que je pouvais faire le manche de couteau à partir de ce profil. Plein de gens pensent que c'est en référence à Île de Pâques mais non, c'est juste un profil. Après, avec mon frère qui m'a dit avoir plein de couteaux aux manches en ébènes, j'ai continué à sculpter, les formes sont devenues plus brutes. Donc, des boucles d'oreilles, des bracelets , des couteaux, des lampes,  mais je ne voulais pas qu'on me mette dans une case....

Lia : Je comprends tellement, je me suis toujours sentie "incasable". 

Alice : C'est vrai que la "case", ça me rendait dingue ! Quand j'étais styliste, je faisais aussi bien des chaussures, accessoires, vêtements... Pour moi, à partir du moment où tu peux imaginer une silhouette globale, ça s'adapte à tout. 

Lia : Aujourd'hui, tu travailles tous les types de bois ? 

Alice : Oui. Maintenant, je fabrique plein d'objets mais mon rêve c'est de faire de plus en plus de grosses pièces sculpturales comme des totems, ces pièces là, je les appelle Romie mais pas "Objetti". Romie sera plutôt orientée pièces uniques. C'est difficile, si tu veux que de l'art, du non-utilitaire, ce n'est pas facile de vendre. Les gens ont besoin de voir l'utilité pour passer l'acte d'achat mais quand tu fais des objets trop utilitaires, tu ne vas pas forcément pouvoir toucher une clientèle qui vise quelque chose d'artistique. La frontière entre utile et uniquement "artistique" est parfois difficile à mettre en place. la clientèle n'est pas forcément la même, et distinguer les deux est neccessaire pour la personne qui souhaite acheter. l"l'objetti" permet de distinguer les pièces décoratives/"utilitaires"  des pièces plus "artistiques".

Lia : Ça touche des questions sur ce qu'est le design, l'artisanat et l'art. 

Alice :  Je trouve que la frontière est très fine. 

Lia : Oui et non. L'art n'a pas d'utilité formelle, l'artisanat est une base de création pour de l'utilitaire. Il s'agit aussi de reproductibilité ou d'unicité. 

Alice : Pour moi l'artisanat c'est le fait d'être réalisé à la main, ce n'est pas qu'une question de pièce unique ou reproductible 

Lia : C'est en effet un savoir-faire. 

Alice : Pourtant un peintre doit "savoir faire "? 

Lia : Dans une certaine mesure oui mais un artiste peintre n'est pas forcément soumis à des règles académiques de savoir-faire comme un peintre en décoration qui s'avère être un artisan. Prenons la sculpture, quelle sera la différence entre un artiste sculpteur et un artisan sculpteur ? 

Alice : La frontière est une fois de plus très fine. 

Lia : Oui mais l'artiste va conceptualiser une idée par la forme tandis que l'artisan va plutôt produire un objet qu'il soit décoratif ou utilitaire. D'ailleurs, certains artistes travaillent avec des artisans, précisément pour leur savoir-faire afin de concrétiser une intention. Pour moi, ce n'est pas une question de valeurs, il n'y a pas de hiérarchie, ce sont juste des métiers différents. D'ailleurs, ça n'empêche pas de ressentir des émotions face à un vase, une cuillère et n'importe quel objet au même titre qu'une œuvre d'art, enfin, selon ma vision. 

Alice : Je pense qu'on peut être les deux, artiste et artisan. Car le concepteur peut etre le "réalisateur/producteur" C'est marrant, j'ai eu un débat dernièrement, à savoir si je devais garder mon nom Alice Damiens pour les grands Totems ou si je devais garder Romie.

Lia : Bien entendu, on peut aussi être artisan et artiste, mais on peut aussi être seulement l'un et seulement l'autre, parce que précisément, il existe une différence. Pour revenir aux Totems, je dirais qu'en mettant ton nom propre , ça leur conférerait un statut différent de tes objets conçus pour Romie. 

Alice : La situation se présente où une nana me demande d'imaginer une table basse, ce serait du design ou de l'artisanat ?

Lia : Je dirais plutôt que ce serait du design étant donné que tu conceptualises un objet avant de le réaliser. 

Alice : Je suis d'accord mais je la réaliserais aussi donc finalement il y a aussi cet aspect "créé par mes mains" donc artisanal non ?. Autre exemple:  les bijoux que je crée, ce serait donc considéré comme du design ? 

Lia : Si tu les penses en amont, oui. Tu n'es pas seulement dans l'exécution. Même si tu maîtrises le savoir-faire propre à l'artisanat, tu conceptualises aussi, en ça, je dirais que tu es designer. 

Alice : Je suis d'accord oui, Ce n'est vraiment pas évident de savoir dans quelle case on se place. Sur ma bio Instagram, j'ai mis "Wood sculptor". Le fait de me définir comme sculptrice, ça me permet d'englober un peu tout ce que je fais. Ça laisse sous-entendre que ça puisse être de l'artisanat, du design et de l'art. En plus, dans ce petit monde, il y a aussi l'artisanat d'art... Là, je vais être exposé au Grand Palais pour le salon Révélation et typiquement, il s'agit d'artisanat d'art. La frontière est encore très fine. Il faut que ce soit de l'artisanat avec une spécificité mais esthétique et pas seulement technique. et en même temps dans mon esprit je ne me verrais pas fabriquer quelque chose sans prendre en compte un certain aspect esthetique.  C'est fou comme on peut se casser la tête pour se définir. 

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