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SIRINE AMMAR
artiste plasticienne et co-fondatrice de l’application Atfu
De la sculpture à la photographie en passant par la vidéo et le textile, Sirine explore les frontières entre archives documentaires et thêatralisation du quotidien. En parallèle de sa pratique, Sirine a co-fondé l’application Atfu “À Toutes Fins Utiles”, une plateforme de trocs d’oeuvres où les artistes deviennent collectionneur.se.s.
Nous nous sommes retrouvées à son atelier au sein du Musée Transitoire où nous avons discuté des imprévus, du quotidien, de mise en scène, des liens entre artistes, des algorithmes et de collections À toutes fins Utiles…*
Entre autres.
Lia : Tu es artiste plasticienne et co-fondatrice de l'application AFTU. Peux-tu me parler de ta pratique artistique ?
Sirine : Je viens des Beaux-Arts où je travaillais la sculpture, des formes minimales, en béton, en pierre, très lourdes et avec le temps, j'ai eu besoin d'alléger. En tant que sculptrice, j'ai eu des problèmes de stockage de mon travail, de ventes, ce sont de vrais sujets. Quand tu es artiste, tu as besoin de mobilité. Je trouve que la condition de plasticien crée un conditionnement de la forme et la manière dont tu vis l'art. J'ai été amené à bouger beaucoup d'ateliers et mon travail a évolué, mes sculptures se sont aplaties, j'ai créé un système de marqueterie de plâtres, après les images se sont intégrées dans cette matière par un système de collage. À un moment, j'ai lâché le plâtre pour ne travailler que l'image que j'imprime beaucoup sur du tissu.
Lia : Des photographies que tu fais ou des collages à partir d’images collectées ?
Sirine : La série sur laquelle je travaille depuis cet été part de vidéos prises dans mon ancien atelier où on était en résidence durant 3 ans. L'été dernier je savais qu'on allait quitter l'atelier et qu'il allait être détruit. J'ai eu envie de capturer quelque chose de cet endroit. On avait une terrasse sur laquelle on se retrouvait pour des moments moins productifs que l'atelier même.
Lia : Finalement, on peut voir la terrasse comme le foyer de votre collectivité ?
Sirine : Exactement, c'est là où se jouent plein de choses anodines, quotidiennes. J'avais commencé à m'y intéresser et j'avais posé mon iphone sur le garde corps comme une petite caméra de surveillance qui a capturé des heures et des heures. C'était très long à dérusher. Pour travailler les images, j'ai fait quelques screenshots. Mon imprimante était cassée à l'époque et ça a donné des images un peu rayées, je trouvais ça intéressant de voir une trame qui était liée au tissu. Ce travail, je l'ai poursuivi lors d'une résidence cet hiver dans un nouvel atelier pendant que l'autre fermait ses portes. C'était un peu comme transporter l'autre espace dans le nouvel espace.
Lia : Cette trame sur l'image imprimée sur du tissu confère à l'image d'origine une autre temporalité, l'image pourrait aussi avoir été capturée dans les années 70 ou 90.
Sirine : Ce n'était pas voulu mais j'ai trouvé les images plus intéressantes en passant par ce processus d'impression accidentel qui trame l'image de manière super différentes selon les images.
Lia : Ce qui est toujours étonnant dans le processus créatif, c'est que l'intention de départ peut être bousculée par l'imprévu, l'accidentel.
Sirine : Oui, d'ailleurs, j'essaye d'imaginer la manière d'exposer ces pièces, j'ai envie de quelque chose de théâtral. La terrasse, en l'enregistrant, je la voyais toujours comme une petite scène, un rectangle avec son entrée et sa sortie. C'est le paradoxe entre filmer le quotidien, quelque chose d'anodin et en même temps de voir quelque chose de théâtral. J'imagine vraiment une installation où les photographies vont être comme un décor pour rejouer des scènes entre le faux et le vrai. Avec des performeurs, des objets du quotidien, des rideaux rouges. Il y aura certainement une bande son d'un dialogue avec un ami que j'avais enregistré à son insu. On pourrait penser que cette conversation qu'on entend c'est ce qu'on se dit sur la terrasse mais en fait on comprendra que ce dialogue n'a rien à voir et qu'il s'agit d'un collage un peu absurde.
Lia : Je rebondis sur les notions de vrais et faux que tu évoques. C'est intéressant, ta démarche avait presque quelque chose de documentaire au départ et finalement le processus va tendre vers l'artifice, la mise en scène à travers la composition. Ça me fait penser aux écrits de fictions qui auront toujours quelques empreintes personnelles tout comme les écrits autobiographiques contiennent toujours une part de fiction. À propos de la conversation que tu as enregistrée, quels en étaient les propos ?
Sirine : Cet enregistrement, je l'avais fait à la plage avec un ami. On ne faisait rien, on s'ennuyait (il y a toujours cette thématique du temps "entre"), je lui ai proposé de faire un jeu que je faisais quand j'étais petite avec mes parents face à l'ennui, on devait faire deviner un mot en donnant la première et la dernière lettre. C'est un jeu qui s'intègre dans la conversation d'une certaine manière, c'est à dire que tu vas oublier que tu joues, tu passes à autre chose et d'un coup tu vas sortir un mot en plein milieu d'une conversation banale. C'est ce qui se passe avec lui, d'un coup il va hurler "Baignoire" alors qu'on parlait de tout autre chose. J'aime bien ces petits décalages qui finalement créent une histoire.
Lia : C'est hyper intéressant, ce projet souligne le travail complexe de la mémoire au sein de l'espace temps, à court ou à long terme.
Sirine : Oui, c'est un peu comme une recherche du temps perdu. C'est marrant, par le biais d'Atfu* , j'ai collectionné un artiste qui s'appelle Tommy Lecot dont l'œuvre était titrée "Prototype (en relisant Proust)", un tirage en plâtre d'un moule de neuf petites madeleines. La pièce est chez moi, je la regarde tout le temps. C'est marrant quand on est artiste et que l'on collectionne, il y a toujours une part de nous et de ce qu'on est entrain de faire. J'ai envie d'intégrer cette pièce au sein de mon exposition au Centre d'Arts Plastiques et Visuels de Lille cet automne comme un petit manifeste qui viendrait résumer les problématiques que va soulever ce travail sur la mémoire. Pour moi, c'est lié.
Mon travail parle vraiment de cette communauté d'artistes, comment on est lié, comment on est soudé, qu'est ce qui fait lien. J'ai besoin d'être entouré d'artistes pour pouvoir produire aussi.
Avec mon collectif, on a créé un cycle d'expositions sur deux ans qui s'appelait "Les amie.s de nos amie.s sont nos amie.s", l'idée c'était que chaque artiste de l'atelier invite un ami artiste et que l'exposition d'après, cet ami.e artiste invite à son tour un.e ami.e. artiste.
Une manière de célébrer les liens d'amitié et montrer que les liens pouvaient faire exposition.
Lia : C'est juste, les liens sont essentiels, c'est pour cette raison qu'en parallèle de ma pratique je fais la curation d'expositions et mène des conversations Comme Un Roman-Photos avec mes contemporain.e.s. Les créations des autres autant que les conversations font échos avec notre propre pratique.
Sirine : Est-ce qu'en entendant d'autres artistes, ça infuse dans ta pratique ?
Lia : Oui, tout résonne. Le processus créatif inclut les liens, donc les conversations, autant que les livres, la musique, et tout ce qui constitue les sources d'inspirations et pistes de réflexions. En parlant de liens, avec l'application Atfu, vous avez réussi à créer un réseau d'artistes. Comment l'idée a-t-elle surgit ?
Sirine : On est trois, avec Clara Citron qui est aussi artiste plasticienne et Clémentine Dupont Tissot qui a travaillé chez Perrotin pendant 5/6 ans. Pendant le Covid on essayait d'exposer tant bien que mal avec Clara, et quand on exposait, les conditions n'étaient pas OK, on avait l'impression d'être des numéros. La colère montait. On est allé boire un verre pour essayer d'imaginer quelque chose qui permette une reconnaissance de notre travail, qui remonte l'égo... Clara m'a raconté à ce moment là qu'un artiste l'avait contacté sur insta en lui proposant un échange d'oeuvre parce qu'il adorait son travail, elle trouvait ça génial. C'est là qu'on s'est dit que ce serait incroyable de créer une plateforme sur laquelle on pourrait échanger des œuvres. Tu te sens tellement valorisé quand c'est un des tes pairs qui adore ton travail ! Et c'est comme ça qu'on s'est lancé !
Et aujourd'hui, Atfu regroupe 6500 artistes du monde entier qui troquent des œuvres. On a besoin de créer du lien, de collectionner en tant qu'artiste, de valorisation entre pairs.
Lia : Concrètement, ça fonctionne un peu comme une application de rencontres anonymes avec des likes et des matchs ?
Sirine: Oui, c'est un peu comme Tinder (rires), tu swipes des oeuvres anonymes, gauche ou droite, tu rentres des oeuvres sur ton catalogue, et si tu veux faire un troc, tu cliques sur l'icône avec des mains qui se serrent pour inviter l'autre artiste à découvrir tes oeuvres. Et si l'autre artiste il choisit quelque chose dans ton catalogue, il y a un match et les noms sont révélés. Après, vous pouvez communiquer et vous retrouver pour l'échange ou envoyer les œuvres par la poste. C'est chouette, moi j'ai collectionné une vingtaine d'œuvres en un an et demi et j'ai rencontré plein d'artistes ! Grâce à l'application, on peut avoir des données sur les goûts des artistes d'aujourd'hui, quand une œuvre reçoit 200 propositions de trocs, c'est qu'elle est adoubée par d'autres artistes. C'est devenu une manière de dénicher les nouveaux talents.
On a lancé il y a 3 mois une Newsletter qui met en avant trois artistes qui sont les plus plébiscités sur Atfu et que l'on est entrain d'organiser des expositions avec ces artistes, notamment une pour la Nuit Blanche cette année.
Lia : Grâce à l'anonymat, il n'y a aucune spéculation, c'est génial !
Sirine : Complètement, ça peut être des étudiants en école d'art autant que des artistes confirmés. Il y a beaucoup d'étudiants des beaux arts de Paris et c'est intéressant de constater que les étudiants des beaux arts de Bordeaux ont plus de succès. Les artistes n'ont pas le même regard sur la scène contemporaine que les collectionneurs. Il y a quelque chose de très avant-gardiste dans les collections d'artistes.
Lia : Absolument ! À travers une collection, on peut dénoter une facette de la personnalité, autant qu'à travers les œuvres réalisées. C'est une forme de collage, on y revient toujours. Avec Atfu, on revient à une forme de collection sensible, presque instinctive et à une matérialité loin du marché des NFT. Sachant que les NFT, par l'immatérialité, ont réglé les questions de stockages d'œuvres dans les ports francs.
Sirine : Complètement. En parlant de stockage, en tant qu'artistes on a des œuvres que l'on a déjà exposées alors au lieu de les stocker dans une cave autant les mettre sur Atfu, elles vont circuler, elles vont être vues. Par exemple, Clara a échangé une œuvre, elle a exposé l'œuvre de l'autre artiste dans son salon, une semaine après, un collectionneur est venu chez elle, il a adoré la pièce et a demandé le contact de l'artiste ! Atfu c'est aussi ça.
Lia : Sur les réseaux, les images d'œuvres sont publiées au même titre qu'une photo de bébé en train de manger sa compote ou de photos de jambes sur une serviette de plage.
Sirine : Avec Atfu on a fait un workshop avec quelques artistes utilisateurs de l'appli pour avoir quelques retours sur ces questions-là. On a beaucoup parlé du flot d'images, on est submergé d'images, et sur Atfu ce sont en plus des images d'œuvres...
Lia : Avec Atfu, la base de données n'est constituée que d'œuvres. Y a t il un algorithme ?
Sirine : On est pas mal addict à instagram, c'est comme ça qu'on communique, qu'on s'informe, les artistes n'ont même plus de sites internet, et on se rend compte qu'à cause des algorithmes, on ne se forme plus le goût. Parce que les algorithmes nous montrent toujours ce qu'on aime, alors que sur Atfu, il n' y a aucun algorithme, c'est aléatoire, on se sent moins submergé. Une des choses qui est ressortie des conversations avec les autres artistes pendant ce workshop c'est que De ne pas voir que des choses qu'on aime, c'est rafraîchissant. Pour moi, le problème aujourd'hui ce n'est pas tant les images que les algorithmes qui te placent ta vision dans un petit tunnel.
Lia : En effet, ça permet de sortir de sa zone de confort, de se questionner autrement, sur nos goûts. Comme lorsqu'on va chiner sans préméditation un livre chez un bouquiniste, le fait d'être face à une sélection improbable, ajoutera de la valeur au livre que l'on choisira, unique sur l'étal.
Sirine : Bien sûr, quand tout est aligné, rangé, c'est impossible de choisir ! Dénicher la petite pépite, c'est un sentiment très différent.
*ATFU À Toutes Fins Utiles
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